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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/84

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

un résultat ridicule. Savoir ce qu’on pense, c’est régler ses pensées, ce n’est pas les laisser aller comme des moutons. Bien penser, cela ne va pas de soi. De même, bien gouverner le navire dans la passe, cela ne va pas de soi. Si vous vous laissez aller, vous êtes pris par quelque chose qui n’est pas vous, qui n’est pas plus vous que le courant ou la houle ne sont vous. La nature mécanique nous guette toujours et nous tient toujours.

Je lis et j’entends sur ce sujet-là des développements qui ne sont point purs de toute comédie. On dit : « J’agis sans penser ; l’habitude fait tout ; l’inconscient fait tout ». Cela veut rehausser la nature brute. Mais je guette le musicien qui improvise, et je découvre une attention fort rusée, et qui compose, comme on dit si bien. De même celui qui roule à folle vitesse sait très bien ce qu’il fait. Ce que l’on nomme l’habitude n’est point une permission de penser à autre chose ; c’est plutôt un passage libre de vouloir à exécuter. Aussi un pianiste qui s’exerce exactement à exécuter ce qu’il veut, en commençant par des mouvements simples. S’il cesse de vouloir, il travaille en vain. Le gymnaste, de même, ne fait qu’acquérir et assurer son propre empire sur ses mouvements ; c’est un homme qui se tient tout entier à ses ordres ; mais si l’on ajoute que cela le dispense de faire attention et de vouloir, on se moque.

Un bon chanteur dira peut-être qu’il chante comme les oiseaux ; mais je ne l’en crois point. Dans un son tenu je connais une attention scru-

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