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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/92

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

tendent le connaître mieux qu’il ne se connaît, et montrent de l’ambition pour leur ami. Heureux qui est ainsi porté par de vrais amis ! Cette association est toute vraisemblable, et l’on doit en trouver quelque trace dans nos pauvres conspirations, qui ne manquent que parce que le chef est inférieur à son destin, ou peut-être n’a pas le courage d’en croire ses amis. On observerait la même chose dans les affaires, dans les fortunes, si l’on y regardait d’assez près. Et, comme c’est être fidèle à soi que de regarder en soi cet homme qui veut être un homme, c’est fidélité aussi aux autres que les connaître hommes. Il y a donc une certaine manière de connaître qui est trahir, par vider l’homme de sa substance. Et cela se connaît promptement, de même que le vide est irrespirable. Ainsi les malicieux ne peuvent suivre jamais aucune fortune.

Il est très sage de dire qu’il faut s’attacher à la puissance comme à une bouée qui surnagera ; mais attention ; il faut s’attacher à la puissance en effet, non point à l’impuissance des puissants, qui n’est rien. Le jugement fidèle, le seul qui attache, est celui qui discerne par où un puissant est puissant, par où il est quelqu’un, par où il est un homme. C’est avoir, comme on dit, de l’ambition pour lui, mais réellement de l’ambition. J’entends souvent des discours tout autres : « Je compte sur lui, j’arriverai par lui, je le connais bien. Il est faible et d’humeur variable ; il est hésitant et paresseux ; et remet au lendemain ; il s’effraie de l’opinion. Je le connais, donc je le tiens ». Tu le tiens, mais tu ne tiens rien. Et lui-même ne

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