Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/113

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

jeu de cubes c’est déjà un autre univers, et des étendues sans miracle. Il est très vrai que l’enfant y prend plaisir, comme à des outils d’entendement ; mais l’erreur serait de lui faire croire qu’il s’amuse encore quand il construit un cube d’arête double, et qu’il cherche combien de fois le cube d’arête simple y est contenu. Car il doit apprendre à respecter le vrai travail, et, tout de suite, à mépriser le plaisir. C’est ainsi qu’il s’élèvera à un plaisir plus haut.

L’enfant est un petit homme. Il distingue très bien ce qui est puéril et ce qui est viril. Je pense que, dès les premières années, il y a avantage à bien séparer les deux, de façon que le seuil de la classe marque le passage de l’un à l’autre. Que les jeux soient une concession que l’on fait à cet âge remuant ; mais qu’aussi l’enfant le sache bien ; et que la leçon contraste avec le jeu ; car l’enfant n’est pas sérieux longtemps ; mais quand il est sérieux, il l’est bien ; il n’a aucune frivolité. Il faut respecter ce sérieux de l’enfant ; c’est tout l’avenir humain.

LXXVII

Il y a un livre stupide entre tous, c’est la fameuse géométrie d’Euclide. Pourquoi stupide ? Parce qu’elle est parfaite ; parce que la vérité y est débitée en tranches ; parce que l’ordre des propositions et la clarté des définitions enlèvent à l’esprit toute occasion de s’interroger lui-même, de douter, de chercher.

Quand on sait quelque chose, cela a un très grand inconvénient, c’est qu’on ne peut plus l’apprendre. Quand quelque proposition est prouvée, cela a un très grand inconvénient, c’est qu’on ne pourra plus en être sûr.

Aussi je voudrais qu’on brûlât en place publique, solennellement tous ces livres bien faits qui sont cause qu’il y a tant d’esprits mal faits. Oui, on nourrit les jeunes gens avec des pastilles de science concentrée, si je puis dire ; cela fait qu’ils perdent l’habitude de digérer.

Et comment feraient-ils, direz-vous, pour apprendre la géométrie ? Ils feraient comme ceux qui l’ont découverte. D’abord ils s’exerceraient à faire de beaux plans, c’est-à-dire à imiter les objets naturels en les simplifiant, sans altérer le rapport des distances.