Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/228

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
LES PROPOS D’ALAIN

Les vraies idées de Tolstoï, je les trouverais hors de sa philosophie, dans ses romans, et même justement dans les romans où il n’a point voulu mettre des idées. « Résurrection » est une belle œuvre, certainement, mais qui ressemble encore un peu trop à une leçon de morale. « La Guerre et la Paix », « Anna Karénine », voilà les purs chefs-d’œuvre. Ce sont des livres qui ne prouvent rien. C’est une peinture vraie, sans psychologie bavarde. Rien n’est expliqué, et on comprend tout ; on fait bien mieux que comprendre, on voit. C’est comme si l’on vivait avec tous ces gens-là, sans être vu. L’un entre, l’autre s’en va ; on le retrouvera tout à l’heure. Analysez ce qu’ils disent ; ce n’est pas remarquable ; c’est tout ordinaire ; ils ne sont pas plus logiques que vous et moi ; ce qu’ils font et ce qu’ils disent est pourtant ce qu’on attendait. On les touche presque, tant ils sont vivants. Cherchez maintenant la ficelle ; il n’y a point de ficelle. Vous ne trouverez ni exposition, ni péripétie, ni dénouement ; cela se noue et se dénoue du même train que la vie. À la fin du livre, on se sépare d’eux tous avec regret. Quand je lis Tolstoï, je ris de ces écrivains russes qui s’appliquent à être bien russes, à nous peindre l’âme russe, et qui mettent du caviar dans tout. Les héros de Tolstoï sont tout de suite nos amis ; ils nous plaisent sans chercher à nous plaire, et souvent sans se montrer. Qu’y a-t-il dans cette impérieuse, vive, violente Anna ? Qu’y a-t-il au fond de ses yeux noirs ? Elle meurt sans livrer son secret. Il y a une autre vérité que celle des idées.


CLXVI

Le Savant me dit : « Je viens de lire Tolstoï. Cet homme-là sait les choses. Oui, vous allez l’entendre mal, et me dire qu’il a observé, qu’il s’est promené dans le monde avec un crayon et un carnet. Ce n’est pas ainsi que je l’entends. Il sait vraiment les choses ; il a vécu dedans, non autour. Si vous connaissez un peu le cheval, lisez ce récit des courses, dans « Anna Karénine » ; voyez l’officier à l’écurie ; il faut avoir été en amitié avec des chevaux pendant des années pour écrire une page comme celle-là. Mais il y a plus fort. Tout en lisant, j’entre avec le mari dans la chambre où Anna est malade. L’auteur n’a pas dit quelle est sa maladie. Mais moi, qui ai soigné de ces malades-