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LES PROPOS D’ALAIN

prendre n’importe quoi et à prouver n’importe quoi. Encore maintenant je ne lis guère un auteur vigoureux sans être avec lui. Ansi faute de racines, j’aurais bien pu m’envoler tout comme un autre, et me poser au choix sur quelque doctrine estimée. Mais l’instinct m’a tenu ferme par mes racines ; et, toutes les fois que j’y ai réfléchi, je me suis dit qu’une pensée qui ne développe pas une nature est trop libre, trop arbitraire, et enfin nécessairement sans force. Il n’y a donc point de fantaisie ni de penchant au paradoxe dans mes opinions politiques, du moins à ce que je crois. Ainsi lorsque je tiens contre la Représentation Proportionnelle, pour le scrutin d’arrondissement, contre les tyrans d’administration, contre les Secrets d’État, pour l’égalité radicale, contre le respect, et pour l’obéissance, je développe des pressentiments, des passions, des enthousiasmes aussi décidés que l’instinct du chien de chasse. Et ces impulsions ne font pas les preuves, mais elles font trouver les preuves.


XIII

On dit assez, en ce temps, et je lisais encore hier, que notre jeunesse a plus de goût pour l’action, plus de foi aussi, que la jeunesse d’il y a vingt ans. Les sports y sont pour beaucoup ; une instruction plus positive y a sans doute aussi contribué. Par-dessus tout la pratique de la liberté a réveillé l’Espérance et le Courage. C’est très bien ainsi.

Mais beaucoup de ceux qui s’en réjouissent l’entendent mal. Car sous ce beau nom, la Foi, ils entendent toujours la résignation ; et sous ce beau nom, l’Action, ils entendent toujours la passion, et surtout la guerre, qui comble toutes les passions. En quoi ils jugent très mal de cette espèce de pressentiment, qu’ont les jeunes, d’une route ouverte et déblayée.

La foi a toujours marché, quoiqu’à tâtons, vers son objet propre, qui est la justice. En ce sens la Grande Révolution fut un mouvement de foi, et une prodigieuse action. Et il est sûr que l’espèce de maladie morale, qui suivit ces guerres formidables, consista surtout en ceci que les maîtres de la jeunesse, et la jeunesse même, inclinèrent plutôt vers les raffinements de la réflexion et la culture des sentiments rares. On cite assez souvent maintenant, comme de funestes artistes dans