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LES PROPOS D’ALAIN

Tirer des bordées, c’est toute la politique de l’homme contre les forces naturelles.

J’en étais là de mon discours, lorsque l’ingénieur me dit : « Vous voyez bien, Alain, que les forces naturelles travaillent quelquefois pour nous sans exiger un gros salaire ; car nous ne compterons pas comme un gros travail ces adroits coups de barre, ces câbles hâlés ou largués, cette vergue qui passe d’un bord à l’autre. »

Vous tombez là, dis-je, sur un exemple rare, et cette machine est une des meilleures machines. Toutefois, n’oublions pas tous les travaux qui sont enfermés dans cette quille, dans cette coque frémissante, dans ces agrès qui chantent au vent. Je passe sur les observations et les expériences, qui ont peut-être exigé une centaine de siècles. Tout ce bois a bien mis cent ans à pousser ; le bûcheron, en le coupant, a usé un peu de sa cognée ; le charpentier a équarri ces poutres, cintré ces flancs, dressé ce mât. Mais considérez aussi cette toile, qui supporte l’effort du vent ; que de travaux dans ces fils entrecroisés ! Je crois entendre la navette du tisserand ; et ce fil qu’elle entraîne n’a pas été fait sans peine. La charrue ouvre le sol ; le semeur va et vient ; après cela, c’est la bonne terre qui travaille, et le dieu Soleil, père des forces. Le chanvre pousse. Puis, de nouveau, l’homme travaille. Le chanvre est arraché, mis à l’eau, séché, cuit, écrasé, peigné. Ce n’est encore qu’une légère chevelure, que le vent emporterait. Il faut que la fileuse s’en mêle, avec sa quenouille, son fuseau et sa chanson.

La puissance du bateau est faite de ces travaux accumulés ; c’est une force humaine qui craque dans cette coque et chante dans cette mâture ; qui claque au vent debout, puis s’affermit, résiste, incline le bateau, le pousse à travers la vague, creuse les tourbillons, fait jaillir l’écume salée. Il faut faire le compte des journées et le compte des veillées. Le fuseau de la fileuse, pendant qu’elle chantait, et le fil léger qu’elle tordait entre ses doigts, enchaînaient déjà le vent.

XLIII

Imaginez un bai brun dans toute sa force, bien nourri, bien brossé, luisant au soleil. Il n’existe pas d’image plus saisissante de la puissance. Le large ventre, où les sucs végétaux sont cuits, recuits, concentrés,