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LES PROPOS D’ALAIN

coffre un rouleau d’or, je délivrais un esclave. J’avoue que je n’en savais rien ; j’aimais la couleur de l’or ; et il faut sans doute que la vertu prenne un air de vice pour être aimée. Mais toi, puisque tu veux penser quelquefois au bonheur des autres, imagine qu’une pièce d’or représente une puissance royale pour toi et la servitude pour les autres ; tu comprendras pourquoi l’or est beau à garder. » Il disparut ; je bus mon café sans sucre, et je le trouvai bon.

LXXXVI

J’ai assez loué l’Avare, en montrant qu’il ne consomme guère ; et j’ai assez expliqué pourquoi l’opinion académique, toujours favorable aux dépenses de luxe, méprise l’Avare et loue le Prodigue. Mais l’Avare n’est pourtant point l’Économe. Et ils diffèrent en ceci que l’Avare est tyran. L’Avare est Économiquement bienfaisant, mais Politiquement redoutable. Bienfaisant en ce sens qu’il ne demande jamais, alors qu’il le pourrait, des travaux de luxe pour son propre plaisir, ce qui revient à dire que, pouvant appauvrir tout le monde il ne le fait pas. Redoutable parce que son or est un instrument pour dominer.

Dominer comme propriétaire, comme prêteur, comme actionnaire, comme patron, comme directeur d’entreprises. Voyez Grandet et Rigou dans Balzac, et surtout son Gobseck. Le plaisir propre de l’avare, c’est de jouir de la servitude humaine, c’est de voir toutes les passions à ses genoux ; et non pas en dissipant son trésor, mais en l’augmentant au contraire. Car son esclave l’enrichit. Ce trait n’est pas assez marqué dans l’Harpagon de Molière. Je voudrais le voir au milieu de sa cour et tenant ses audiences ; jugeant sans appel ; décrétant qu’il va aider celui-ci, ruiner celui-là ; se laissant fléchir, non pas par quelque aventurier qui veut le voler et qui le paye en flatteries cyniques, mais par quelque père de famille, par quelque fermier, par quelque inventeur qui le paiera au centuple, et qui, sincèrement, le vénère et lui rend grâces. L’Avare m’apparaît alors comme le plus profond des Ambitieux. Quel triomphe, d’entrer au Conseil d’administration, d’ôter de vieux gants, de montrer des mains poilues, et de régner là. C’est la redingote grise parmi les broderies