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LES PROPOS D’ALAIN

sants capitalistes, et venant grossir l’armée des prolétaires. Dans la réalité, les choses se passent tout à fait autrement.

Un paysan me disait il n’y a pas longtemps : « à la campagne, qui s’agrandit se ruine ». Et il m’expliquait très bien pourquoi. Le salarié, à la campagne, ne loge pas volontiers chez son maître ; presque toujours il se marie et acquiert d’une façon ou d’une autre un bout de jardin et une bande de terrain, non loin d’une maisonnette. S’il ne prend point racine dans la terre, alors vous le verrez partir pour la ville ou chercher une place d’employé au chemin de fer départemental. En somme les salariés, à la campagne, ont presque tous un peu de terrain à eux ; ils louent le temps qu’ils ont de reste ; les terres sont bien cultivées, parce que tous savent leur métier et aiment la terre.

Suivons maintenant l’ambitieux propriétaire qui voudrait devenir marquis de Carabas. Il s’arrondit, en achetant lopin par lopin ; et cela lui coûte gros, parce que les lopins de terre sont toujours convoités et rarement offerts. Cela est connu, le prix de l’hectare augmente à mesure que les lots sont plus petits. Donc il achète très cher ; il achève de s’arrondir à prix d’or, car les rusés paysans profitent de la situation et lui jouent le meunier Sans-Souci.

Il achète très cher, et son terrain perd de sa valeur à mesure que les frontières s’étendent. Les salariés ne se fixant que sur une parcelle de terre, le désert se fait. Ils sont tous en bordure et la bordure n’augmente pas aussi vite que la surface. Donc la main-d’œuvre se fait rare ; son prix augmente ; le revenu diminue. Le gros propriétaire considère bientôt les champs, les bois et les prés comme des choses de luxe ; il cherche d’autres revenus. Il veut vendre et il vend très mal, parce qu’il ne trouve d’acheteurs qu’en bordure, et pour de petits lots ; le centre, personne n’en veut, si ce n’est à vil prix. Voilà comment, contrairement aux prédictions de Karl Marx, c’est le gros propriétaire qui est saigné aux veines, encerclé, affaibli et finalement exproprié avec perte. Le capital, ici, ne tient pas dans un coffre-fort ; il s’étale au soleil ; et, en s’étalant, par la force des choses il s’émiette. La terre est plus juste que l’or.