Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/13

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

peines sans mémoire, parce que ce sont des peines sans pensée. On ne définirait pas mal l’esprit jésuite comme un chloroforme moral, qui tue la réflexion et l’examen, dans l’individu comme dans l’état ; car les deux se ressemblent. « On ne dort point, dit-il, quand on a tant d’esprit. » Parole d’esclave. Le despotisme rend l’injustice facile à commettre et facile à supporter.

Vous donc, qui n’avez point voulu de cet opium-là, qui n’en voulez point, n’allez pas croire que la vie libre, clairvoyante et juste ne coûte rien. Tout est contre elle, coalition des voleurs et coalition des sots ; tout est contre elle, et elle-même souvent contre elle. Et je ne vois, pour la porter au-dessus des abîmes, qu’un grand amour échangé et renvoyé de chacun à tous et qui balaie ces nuages de peine. Songez que chacun de vous porte ainsi les autres, et qu’il n’est pas dit que la liberté et la justice seront pour rien. C’est très cher, et ce n’est jamais trop cher, parce que c’est très beau. Donc un enthousiasme jeune autour des tombeaux. Nos morts le veulent.

III

« Être radical quand on est vieux, disait Gœthe, c’est le comble de toute folie. » Il voulait parler du grand anglais Bentham, auquel la Convention donna le titre de citoyen Français, et qui, jusqu’à son dernier souffle, s’occupa à concevoir les pouvoirs publics, les droits du citoyen, la vertu, le vice, les peines et les prisons selon le bon sens, et sans respecter les traditions. Vous voyez que Bentham était réellement un vieux radical, et que le mot n’a point changé de sens.

Mais je reviens à Gœthe. C’était pourtant un homme qui ne respectait rien. Il a pris soin de nous le dire : « Méphistophélès, c’est moi. » Par où l’on peut voir qu’il a joué toute sa vie un rôle, ayant renoncé de bonne heure à changer les passions des hommes et à organiser la vie sociale selon la sagesse. Voilà pourquoi, ne respectant point les puissances, il les saluait très poliment. Voilà pourquoi aussi son Méphistophélès raille toutes choses et se moque de lui-même. Fou, semble-t-il dire, triple fou qui a foi dans le bon sens.

Il ne manque pas de Méphistophélès dans le monde. Car la vie en société nous fait plier malgré tout. On se fatigue d’appeler les choses