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LES PROPOS D’ALAIN

Et l’homme sent toujours autour de lui un peu de respect pour l’homme, et, en lui-même, une toute petite liberté.

Mais un moment vient où la Force entre en scène, et règne seule ; j’imagine qu’une main qui subitement pousse l’homme d’une manière nouvelle, comme on pousse une pierre, doit signifier tout d’un coup la mort, et en quelque sorte la donner. Le respect est parti ; ce n’est plus là un homme ; on le couche, on le tire par les oreilles ; on oublie tout à fait qu’il est vivant. Peut-il penser cela ? Non sans doute. C’est trop nouveau ; cela ne ressemble à rien. La Force tue sans doute la Pensée avant de tuer le corps.

XCIX

Les chroniqueurs ont souvent occasion de faire remarquer que l’on est bien plus indulgent pour les crimes contres les personnes, que pour le vol, l’escroquerie et autres délits par lesquels on s’empare des choses. Et il faut espérer qu’on changera cette fausse évaluation des valeurs, puisque tout le monde convient qu’un trou à la peau est bien plus grave qu’un trou à la bourse. Mais il faudrait aussi comprendre pourquoi les personnes sont si mal protégées, quand leurs biens le sont si scrupuleusement.

Remarquons d’abord qu’entre personnes il n’y a ni échange ni contrat possible ; la personne ne se vend point ; il n’y a point de droit d’une personne sur une autre ; le droit est toujours sur une chose ; le droit à l’amour ou à l’amitié, cela fait rire ; le droit au respect fera bientôt rire ; la dépendance d’une personne à l’égard d’une autre devant toujours être libre, une personne comme telle ne peut rien revendiquer d’une personne comme telle. On n’oblige pas à l’estime par huissier. Ce principe, bien compris, fera sans doute les personnes inviolables ; mais c’est ce même principe qui explique que l’on puisse tuer impunément. Les rapports entre personnes, justement parce qu’ils sont tous au-dessus du droit, sont encore du domaine de la force ; justement pour cela. Comment n’être pas méprisé ? Voilà sur quoi les juges sont muets, ne pouvant mesurer ni l’injure ni la réparation. De là cette justice libre et royale de chacun, et qu’on laisse passer.