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LES PROPOS D’ALAIN

c’est un astre rougeâtre qui suit à peu près la route du soleil, et se trouve au sommet de sa course vers dix heures du soir.

Non loin de Mars, à une heure vers l’est à peu près, et un peu plus au nord, (une heure c’est le douzième de la coupole céleste au-dessus de nos têtes), donc un peu en retard sur Mars, on peut voir une espèce d’étoile bleuâtre, d’un éclat médiocre, qui n’appartient pas aux constellations, et qui est tout à fait humble à côté du glorieux Mars. Si vous avez une lunette de nuit un peu forte, comme celles où l’on regarde quelquefois pour dix sous, braquez-là sur l’étoile bleuâtre ; je vous jure que cela vous saisira autant qu’un Blériot volant.

C’est Saturne. C’est le bijou du ciel. Vous le voyez flotter dans un noir sans fond, et vous montrant autour de son globe son brillant anneau, assez incliné vers vous pour que vous aperceviez, à droite et à gauche, deux petits creux d’ombre qui le détachent du globe, et font voir qu’il trace en ce pays-là un pont lumineux d’un côté du ciel à l’autre, quelque chose comme la trajectoire solidifiée de plusieurs centaines de lunes. Astre et anneau étincellent par le feu du soleil caché. On regarde de nouveau avec ses yeux ; c’est toujours la petite étoile bleuâtre ; on revient à la lunette ; on se prouve, non sans peine, que ce bijou existe ; on prend pied dans le ciel. J’ai entendu dire qu’un homme, illustre depuis, devint astronome du jour où il vit Saturne et son anneau. Comment s’en étonner ?

Mais je veux vous conter une histoire de lunette. Il y avait un château ; au-dessus du château il y avait le ciel ; dans le château il y avait des gens fort cultivés ; il y avait aussi un trépied dans un coin et une grande boîte sous le billard. On disait : « il y a dans cette boîte une lunette qui vient d’un oncle. » Et l’on racontait l’histoire de l’oncle. Historiens grands et petits, on n’entend que cela. Saturne faisait ses tours au ciel, mais ils ne s’en souciaient point, parce qu’ils avaient appris au collège tout ce qu’un homme cultivé doit savoir là-dessus.

Il fallut qu’il vînt là un grand jeune homme à raquette, qui n’avait guère écouté ses maîtres, et qui flânait par le monde. Cet ignorant savait qu’il y a un vrai ciel, et des lunettes pour les choses du ciel. Il tombe sur la boîte, l’ouvre, monte la lunette, tâtonne d’étoile en étoile, et dit finalement « Il est là. » Sa voix tremblait un peu. Tous y coururent ; et ce jour comptera dans leur vie. Car l’habitude nous cache les choses ; mais, quand on a vu cet anneau penché autour d’un globe, il faut qu’on revienne aux merveilles qui