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LES PROPOS D’ALAIN

CXXXV

Un grand ami à moi me disait hier : « Nous avons à maîtriser un fou. « En quoi il ne désignait pas tant l’empereur allemand lui-même que ce corps féodal à mille têtes, têtes de princes, têtes d’officiers, têtes de professeurs, tendus et convulsés depuis quarante ans vers cette formidable aventure. L’expression est bonne ; elle exprime entièrement notre devoir.

En suivant cette idée, je venais à penser que nous n’avons plus de croyances, et que pourtant il ne nous manque rien. Voilà ce que nos hommes de la droite, nos amis et nos frères maintenant, ne pouvaient pas comprendre avant le fait. Car ils croyaient sincèrement qu’un homme sans croyances, j’entends par là toute certitude de tradition et indiscutable, manquait de la force guerrière. Et pour attaquer, comme les Allemands attaquent, c’est vrai. Mais pour défendre l’ordre du droit il n’est pas besoin de croyances. Certes les partis les plus avancés en formaient encore, dans leurs discours tout au moins. Mais j’ose dire que toute mystique, pour le commun, en ce temps-ci, est maintenant balayée. Nous sommes tenus par des pensées bien plus claires et bien plus proches, qui n’ont pas besoin d’être prouvées par d’autres, qui n’ont même pas besoin d’être passionnément affirmées. Maîtriser un fou, c’est une tâche qui va de soi, comme d’éteindre un incendie, ou d’endiguer une inondation. Chacun s’y met aussitôt, et pense à ce qu’il fait, sans beaucoup regarder au-delà.

Un historien m’a remué par cette simple parole : « Nous aurons les traités de 1915. » Et certes, on peut concevoir une belle Europe après cela, où le droit et la civilisation seront gendarmes après avoir été soldats. On peut concevoir un pas de géant vers la justice. Mais cela reste dans les nuages autant que le Dieu des armées. Le fait est bien plus pressant ; c’est un fait prodigieux de police ; c’est une guerre à la guerre strictement, menée par les gouvernements les plus pacifiques peut-être, notamment par ces radicaux anglais et ces radicaux français, qui n’ont jamais cessé, qui ne cesseront jamais de considérer la guerre comme un terrible moyen dont on n’use que contraint et forcé. Mais en use-t-on moins vigoureusement pour cela ? C’est comme si l’on