Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

je l’ai méprisé. Injustice certainement, car il a sans doute trouvé plus d’un cri naturel ; seulement il faut dire aussi que, si j’en crois sa Correspondance, son cri naturel était plutôt laid. Stendhal ne corrigeait jamais ; les gribouilleurs n’en croient rien ; mais, à mon tour, je ne puis comprendre autre chose que la pure improvisation. « Vous voulez refaire la phrase, dites-vous ; elle ne dit pas bien ce que vous vouliez dire. » Mais qu’en savez-vous ? Selon la pensée normale, c’est une autre idée qui vous vient maintenant par réflexion sur celle-là ; et c’est cette autre idée qu’il faut maintenant exprimer d’un jet ; bref je crois que ce qui est manqué est à détruire, non à corriger. Si vous avez mal sauté, vous ne pouvez utiliser de nouveau la moitié de cet élan ; il faut tout recommencer. La Manière est cherchée ; mais le Style est toujours sans retouches.

CLIX

L’illustre Kant, dont les pédants ont tracé un portrait ridicule, a dit de Jean-Jacques Rousseau à peu près ceci : « Quand je lisais, j’étais comme incapable de juger, par l’effet d’une émotion souveraine dont je n’ai jamais été tout à fait le maître, quoique je m’appliquasse à la dompter par des lectures répétées. » Ce jugement est d’un prodigieux constructeur d’idées, dont aucun penseur n’a pu encore prendre la mesure. Ce génie a épelé Jean-Jacques. C’est assez pour faire voir que Jean-Jacques n’a pas été loué comme il fallait.

Il y a eu une haine contre Jean-Jacques, qui a duré plus que lui ; cette haine définit bien l’Académie. Mes maîtres de belles-lettres m’ont prouvé qu’il n’était qu’un rhéteur et un sophiste, qui mourut fou. Tous nos valets de lettres gagnent leur vie à tuer Jean-Jacques ; et nos historiens ne sont pas assurés de leur pain s’ils ne commencent par mépriser le Contrat Social. Cette haine s’explique ; je dirais presque qu’elle est légitime ; Rousseau fut un homme libre.

On écrit pour gagner ; on pense pour gagner, comme on fait un pont. Le premier moutard, dès qu’il sait l’orthographe et le pastiche, se demande comment il pourra plaire. Un livre est toujours une barque, qui porte un César et sa fortune. Cela parait naturel à nos Messieurs de l’Académie ; ils donnent des prix aux meilleurs bateliers.