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LES PROPOS D’ALAIN

rues, en sorte que ceux qui l’ont vue monter une fois au-dessus des rues, et jusqu’au niveau des parapets, ne savent plus où elle s’arrêtera. Voilà une autre circonstance rare. Il est inévitable que ces deux phénomènes remarquables, si on les pense plusieurs fois ensemble, soient liés entre eux désormais dans notre imagination comme un bouquet fané est lié à l’image de la femme aimée dans l’imagination de l’amoureux. D’autant que les sentiments vifs nouent fortement les images, comme si, par le cours plus rapide du sang et les secousses nerveuses plus intenses, ils creusaient des tunnels dans notre cerveau, entre un souvenir et un autre. L’amoureux passe facilement du bouquet à la dame, parce qu’il les a vus ensemble un jour que sa vie était fouettée par un grand désir. Un inondé de même, a bien pu penser en même temps à la plaine d’eau et à la comète, un jour que sa vie était fouettée par une belle peur. Et voilà une croyance bien nouée. Elle le serait mieux encore, sans doute, si la comète était visible, et si, dans quelque nuit tragique, les eaux dévastatrices avaient doublé, comme un miroir, la chevelure de flamme. Je crois que, dans ce cas-là, il se serait formé, dans la cervelle de l’inondé, une liaison invincible entre l’inondation et la comète. De là une pensée animale, et des terreurs presque sans remède. Combien de fois faudrait-il voir, dans la suite, une comète sans inondation, et une inondation sans comète, avant de pouvoir dénouer ces deux images, et ne plus attendre l’une dès que l’on voit l’autre ?

Ces erreurs, ou plutôt ces pensées confuses, sont d’autant plus redoutables, qu’on ignore tout à fait comment un astre nouveau dans le ciel peut étaler une nappe d’eau dans les rues d’une ville. Par là, on est ramené à lier n’importe quoi à n’importe quoi, et l’on revient à l’enfance ; on est livré aux présages. Les Dieux reviennent.

Remarquez que, quand cette connexion entre la comète et l’inondation serait explicable, on n’en serait pas moins superstitieux et ignorant si on la prenait pour vraie sans savoir comment on peut l’expliquer. La santé de l’entendement suppose que l’on cherche à s’expliquer tout ce qui se présente. Il n’en faut pas plus pour affaiblir le lien de superstition. C’est pourquoi j’ai lu avec plaisir qu’un astronome avait des raisons de penser que les radiations que nous envoie la comète sont de même nature que celle qui, dans le laboratoire, condensent les vapeurs. Condensation dans l’atmosphère, c’est pluie ; pluie, c’est inondation. Voilà une supposition qui est saine, parce qu’elle est intelligente. C’est pourquoi il faut former tous les hommes à