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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/30

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LES PROPOS D’ALAIN

vivant est comme un promeneur du matin. Toutes ces choses qui s’étagent jusqu’à l’horizon, elles n’ont de sens que parce que je le veux. Autrement ce ne seraient que des chatouillements au fond de mes yeux. Mais je me dis : voilà un sentier, des arbres ; cette ligne bleue, c’est une colline où je marcherai. Cela se voit bien au théâtre, où les décorateurs ne nous montrent qu’une toile avec des couleurs dessus ; mais, tout de suite, nous renvoyons les lointains à leur place et nous tirons à nous les premiers plans. Pour le monde réel autour de nous c’est la même chose. Le vaste ciel n’est que du bleu dans mes yeux ; mais je l’étale au-dessus de ma tête. Voir, c’est vouloir voir. Vivre, c’est vouloir vivre. Toute vie est un chant d’allégresse. Ils disent bien que Beethoven a vaincu la douleur, mais ils n’expliquent pas du tout Beethoven par là ; n’importe quel vivant remporte la même victoire ; le mendiant aussi ; le chien aussi, sans doute.

Seulement il arrive qu’on meurt ; et les causes qui font mourir sont plus ou moins visibles, mais leur effet est toujours le même. La vie n’a plus la saveur de la vie. Plaisir aussi bien que douleur, tout est comme frelaté ; l’action est comme une source tarie. Alors il est inévitable que le monde s’écroule faute d’action. Pour ceux qui ne veulent plus vivre, c’est bientôt la fin du monde. C’est ainsi qu’on meurt. Mourir, c’est renoncer.

La mort est donc toujours volontaire en un sens. On ne meurt que lorsque l’on est las de vivre. Mais aussi, en un autre sens, la mort est toujours involontaire ; on ne meurt que si quelque cause extérieure empoisonne la vie. Ce qui a tué ce jeune homme, ce n’est point sa propre main et son propre revolver, ce sont les petites causes accumulées, sans doute quelques acides non éliminés, qui ont fait qu’il n’avait plus de bonheur du tout. Que ces acides engourdissent les ganglions qui font battre le cœur et fassent périr de fièvre, ou qu’ils se fixent dans le cerveau principal, de façon à troubler l’imagination et les mouvements de la main, c’est toujours la même chose. On meurt toujours de maladie.

XVI

Il y a deux remèdes aux passions, qui sont Religion et Raison. Pour la Raison, chacun sait bien ce que c’est, quoique le remède ne soit