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LES PROPOS D’ALAIN

chemins de montagne ; qu’ils vous donnent pour compagne quelque bonne mule d’Andalousie qui ait les yeux comme des puits, le front comme une enclume, et qui s’arrête tout à coup parce qu’elle voit, sur la route, l’ombre de ses oreilles.


XXI

On devrait bien enseigner aux enfants l’art d’être heureux. Non pas l’art d’être heureux quand le malheur vous tombe sur la tête, je laisse cela aux stoïciens ; mais l’art d’être heureux quand les circonstances sont passables, et que toute l’amertume de la vie se réduit à de petits ennuis et à de petits malaises.

La première règle serait de ne jamais parler aux autres de ses propres malheurs présents ou passés. On devrait tenir pour une impolitesse de décrire aux autres un mal de tête, une nausée, une aigreur, une colique, quand même ce serait en termes choisis. De même pour les injustices et pour les mécomptes. Il faudrait expliquer aux enfants et aux jeunes gens, aux hommes aussi, quelque chose qu’ils oublient trop il me semble, c’est que les plaintes sur soi ne peuvent qu’attrister les autres, c’est-à-dire en fin de compte leur déplaire, même s’ils cherchent de telles confidences, même s’ils semblent se plaire à consoler. Car la tristesse est comme un poison ; on peut l’aimer, mais non s’en trouver bien ; et c’est toujours le plus profond sentiment qui a raison à la fin. Chacun cherche à vivre, et non à mourir, et cherche ceux qui vivent, j’entends ceux qui se disent contents, qui se montrent contents. Quelle chose merveilleuse serait la société des hommes si chacun mettait de son bois au feu, au lieu de pleurnicher sur des cendres.

Remarquez que ces règles furent celles de la société polie ; et il est vrai qu’on s’y ennuyait, faute de parler librement. Notre bourgeoisie a su rendre aux propos de société tout le franc parler qu’il y faut et c’est très bien. Ce n’est pourtant pas une raison pour que chacun apporte ses misères au tas ; ce ne serait qu’un ennui plus noir. Et c’est une raison pour élargir la société au delà de la famille ; car, dans le cercle de famille, souvent, par trop d’abandon, on vient à se plaindre de petites choses auxquelles on ne penserait même pas si