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LES PROPROS D’ALAIN

et remonter un peu chaque jour. Le cadran solaire me montrait un autre point dans le ciel ; je pensai aux ombrages de l’été et à l’odeur des foins. Ces cercles de fer scellés dans la pierre figuraient le retour constant des saisons.

Subitement je compris ce que c’est que le premier janvier et les réceptions officielles. C’est ici, me dis-je, c’est ici même que le chef de l’État devrait annoncer l’année nouvelle. Il y a eu sans doute un temps où les peuples, toutes les fois qu’ils voyaient le soleil descendre, croyaient que la fin du monde allait venir, avec la nuit éternelle et le froid. Mais les chefs, qui avaient sans doute dressé des cercles comme ceux-là, apercevaient, avant les autres, que le soleil remontait. C’est alors qu’ils réunissaient le peuple et annonçaient un nouveau retour des saisons, c’est-à-dire une nouvelle année et de nouvelles moissons. De nos jours ils n’annoncent plus rien, mais les sourires sont restés, et les félicitations, et les souhaits aussi, qui signifient que tout espoir n’est pas perdu. Il me plaît de penser que les Finances, l’Enregistrement, les Contributions et les Douanes vont se parer de chapeaux à ressort pour aller faire hommage au vieux Soleil, père des forces, roi des peuples et artisan de l’histoire.

XXVII

Les chevaux sont naturellement à peu près aveugles ; leurs yeux ne leur font voir sans doute que des fantômes dans le brouillard ; le cheval d’Alexandre n’était si méchant, comme on sait, que parce qu’il avait peur de son ombre. C’est pour cela que l’on met des œillères aux chevaux vigoureux ; on se délivre ainsi des opinions confuses qu’ils prendraient par les yeux. Quant aux chevaux ordinaires, qui crèvent de faim et de fatigue, et qui dorment en travaillant, ce n’est pas la peine d’en parler ; qu’ils aient des opinions fausses autant qu’ils voudront.

Je pensais au dressage des chevaux, parce que l’on me montrait une grande salle à dresser les hommes. Ces carreaux dépolis, ces murs tout nus, ces tons de brouillard, tout cela ressemblait assez à des œillères faites pour coiffer quarante têtes à la fois. En revanche, que de paroles ! Quel riche univers pour les oreilles !