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LES PROPOS D’ALAIN

comme elle allait faire le portrait de l’ivrogne, elle s’apercevait qu’elle pensait au père de ces deux jumeaux, qui commençaient à rougir de honte. Il y a des discours qui vous restent dans les dents.

Comment faire ? Ne point prêcher. Laver ceux qui sont sales, si on peut. Habiller ceux qui sont en guenilles, si on peut. Pratiquer soi-même la justice et la bonté. Ne pas faire rougir les enfants. Ne pas appuyer maladroitement sur leurs maux. Ne pas flatter, sans le vouloir, ceux qui ont la bonne chance d’être proprement vêtus et d’avoir des parents sobres. Non. Réellement, il vaut mieux parler d’autres choses, de ce qui est à tout le monde, du soleil, de la lune, des étoiles, des saisons, des nombres, du fleuve, de la montagne, de façon que celui qui n’a point de chaussettes se sente tout de même citoyen, de façon que la maison d’école soit le temple de la Justice, et le seul lieu où les pauvres ne soient pas méprisés.

Gardons nos sermons pour les riches ; et d’abord pour nous-mêmes. Dès que l’on a quelque chose au delà du nécessaire, et un peu de loisir, c’est alors qu’on peut diriger sa vie, combattre les maux imaginaires, et préférer la lecture au jeu de cartes, et la citronade à l’absinthe. Mais dans ces vies harcelées, l’avenir est déjà présent ; on ne penserait qu’à l’irréparable ; on aime mieux boire quand on peut, sans penser à rien. Osez donc dire qu’à leur place vous n’en feriez pas autant.

XXXVII

Je suis bien d’avis que l’on explique aux petits garçons la catastrophe du « Titanic », et tout ce qui s’en suivit. Notamment les beaux faits des télégraphistes, des musiciens, des équipages, de tous les hommes, enfin, qui domptèrent la peur. Car je crois qu’il est important d’enseigner la morale ; et je crois que les esprits libres, par un éloignement des dogmes religieux, en sont venus trop vite à mutiler la morale aussi, disant que la notion de devoir convient seulement à des esclaves, et définissant l’homme libre par le mépris des devoirs. Cette notion du devoir doit être restaurée dans sa pureté ; bien loin d’être contraire à la liberté du héros, au contraire elle la définit.

Tous les animaux ont peur, et cèdent à la peur ; ils n’attaquent que lorsque la faim est plus forte que la peur ; ce sont des désirs sans gou-