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LES PROPOS D’ALAIN

je n’ai pas craint l’exil et la prison, ni pour moi, ni pour d’autres. L’affaire m’intéressait comme un problème. Je suis avocat, j’en parlais en avocat ; j’examinais les arguments et les probabilités, impartialement, sans y mettre de passion vive ; et je recevais paisiblement toutes les opinions. Seulement voilà que mes opinions furent contrariées, non point par des arguments, mais par une contrainte tantôt sourde tantôt déclarée. Il devint clair qu’on voulait m’empêcher d’en parler librement. Ce furent des coalitions dans les cercles, et des sourds volontaires ; quelquefois des interdictions ; plus souvent des menaces voilées, des conseils, une mise à l’index, un isolement ; des violences de langage qui d’abord me trouvèrent stupide, une rumeur qui courait, un fanatisme qui montait ; une foi, une orthodoxie, une persécution. Je suis paisible ; je suis prudent ; je suis patient. J’aime l’ordre et j’obéis aux lois. Mais j’aime la liberté de penser. Là-dessus, je suis intraitable ; la plus petite tyrannie d’opinion me touche au vif. Comment ? Je raisonne de mon mieux ; je suis prêt à écouter l’adversaire à m’éclairer de toutes les façons ; je veux peser en conscience le droit de l’individu et le droit de l’état ; je m’applique à ne pas prononcer d’avance et légèrement ; j’admets toutes les thèses et toutes les hypothèses ; je ne suppose chez l’adversaire ni méchanceté, ni hypocrisie, ni sottise ; tout homme qui m’écoute est mon juge ; je veux bien argumenter devant n’importe quel arbitre, même prévenu contre mes raisons. Et voilà que l’on prétend couvrir ma voix, voilà que l’on avoue le dessein de m’empêcher de parler en homme libre et penser en homme libre. J’en tremble encore de fureur. Ils ont donc cru, ils ont donc osé espérer que par timidité, par prudence, par peur des coups, je recevrais leurs dogmes et je réciterais leurs litanies ! Quand j’eus bien compris cela, je sus qu’on me tuerait ou que je vaincrais ; je me suis jeté dans l’armée des hommes libres, oui, avec n importe quels anarchistes, parce qu’il fallait, avant tout, écraser les persécuteurs, et délivrer l’esprit d’examen. Non pas tant pour le droit de Dreyfus que pour le droit de penser et de parler. » Ces discours sont comme les fumées d’un volcan ; on aurait tort de croire qu’ils est éteint.