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Page:Alain - Propos sur le Bonheur (ed. 1928).djvu/152

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PROPOS SUR LE BONHEUR

racines, avec mon couteau ; d’autres les habillaient ; je ne sus rien des spectateurs ; la critique leur était laissée, plaisir maigre, mais encore plaisir par le peu qu’ils inventaient. Ceux qui jouent aux cartes inventent continuellement et modifient le cours mécanique des événements. Ne demandez pas à celui qui ne sait point jouer s’il aime le jeu. La politique n’ennuie point dès que l’on sait le jeu ; mais il faut l’apprendre. Ainsi en toutes choses ; il faut apprendre à être heureux.

On dit que le bonheur nous fuit toujours. Cela est vrai du bonheur reçu, parce qu’il n’y a point de bonheur reçu. Mais le bonheur que l’on se fait ne trompe point. C’est apprendre, et l’on apprend toujours. Plus on sait, et plus on est capable d’apprendre. D’où le plaisir d’être latiniste, qui n’a point de fin, mais qui plutôt s’augmente par le progrès. Le plaisir d’être musicien est de même. Et Aristote dit cette chose étonnante, que le vrai musicien est celui qui se plaît à la politique. « Les plaisirs, dit-il, sont les signes des puissances. » Cette parole retentit par la perfection des termes qui nous emportent hors de la doctrine ; et si l’on veut comprendre cet étonnant génie, tant de fois et si vainement renié, c’est ici qu’il faut regarder. Le signe du progrès véritable en toute action est le plaisir qu’on y sait prendre. D’où l’on voit que le travail est la seule chose délicieuse, et qui suffit. J’entends travail libre, effet de puissance à la fois et source de puissance. Encore une fois, non point subir, mais agir.

Chacun a vu de ces maçons qui se construisent une maisonnette à temps perdu. Il faut les voir choisir chaque pierre. Ce plaisir est dans tout métier, car