Aller au contenu

Page:Alain - Propos sur le Bonheur (ed. 1928).djvu/160

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
152
PROPOS SUR LE BONHEUR

« Je ferai » ; mais la parole de l’homme est plutôt : « Je fais » ; car c’est l’action qui est grosse d’avenir. Imprévisible l’avenir, et aussi bien dans les œuvres ; car l’avenir que l’œuvre nous découvre n’est jamais celui que nous pensions, et toujours plus beau ; mais cela personne ne peut le croire ; et les songe-creux vont répétant que leurs projets sont bien plus beaux que les œuvres des autres.

Regardez pourtant ces hommes occupés et heureux ; tous ils courent à l’œuvre commencée, qui est épicerie en accroissement, ou collection de timbres ; chacun sait qu’il n’y a point d’œuvre frivole dès qu’elle est en train. Je les vois tout las d’imaginer, et avides de percevoir leurs pierres d’attente. Une broderie à ses premiers points ne plaît guère ; mais à mesure qu’elle avance elle agit sur notre désir avec une puissance accélérée ; c’est pourquoi la foi est la première vertu, et l’espérance n’est que la seconde ; car il faut commencer sans aucune espérance, et l’espérance vient de l’accroissement et progrès. Les projets réels ne poussent que sur l’œuvre. Je ne crois point du tout que Michel-Ange se soit mis à peindre parce qu’il avait toutes ces figures dans la tête ; car il ne dit, devant la nécessité, que ce mot : « Mais ce n’est point mon métier. » Seulement ilse mit à peindre, et les figures se montrèrent ; et c’est cela qui est peindre, j’entends découvrir ce que l’on fait.

On dit bien que le bonheur nous fuit comme une ombre ; et il est vrai que le bonheur imaginé nous ne l’avons jamais. Le bonheur de faire n’est nullement imaginé ni imaginable ; il n’est jamais que substantiel ; nous n’en pouvons former l’image. Et,