Aller au contenu

Page:Alain - Propos sur le Bonheur (ed. 1928).djvu/176

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
168
PROPOS SUR LE BONHEUR

à revoir, que rien ne s’éclaire ni ne s’ordonne ; regardant maintenant vers l’avenir, il pense que le temps est court et que le travail est bien lent ; aussi revient-il à son livre, la tête entre ses deux mains, alors qu’il devrait se coucher et dormir ; le mal lui cache le remède ; et c’est justement parce qu’il est fatigué qu’il se jette au travail. Il lui faudrait ici la profonde sagesse des stoïciens élucidée encore par Descartes et par Spinoza. Toujours défiant devant les preuves d’imagination, il devrait, par réflexion, deviner ici l’éloquence des passions, et refuser d’y croire, ce qui détruirait soudainement le plus clair de son mal ; car un peu de mal de tête et de fatigue des yeux, cela est supportable et ne dure guère ; mais le désespoir est terrible et aggrave de lui-même ses causes.

Voilà le piège des passions. Un homme qui est bien en colère se joue à lui-même une tragédie bien frappante, vivement éclairée, où il se représente tous les torts de son ennemi, ses ruses, ses préparations, ses mépris, ses projets pour l’avenir ; tout est interprété selon la colère, et la colère en est augmentée ; on dirait un peintre qui peindrait les Furies et qui se ferait peur à lui-même. Voilà par quel mécanisme une colère finit souvent en tempête, et pour de faibles causes, grossies seulement par l’orage du cœur et des muscles. Il est pourtant clair que le moyen de calmer toute cette agitation n’est pas du tout de penser en historien et de faire la revue des insultes, des griefs et des revendications ; car tout cela est faussement éclairé, comme dans un délire. Ici encore il faut, par réflexion, deviner l’éloquence des passions et refuser d’y croire. Au lieu de dire :