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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/101

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des fins

bien être bonne au moins comme directrice, sans dispenser jamais d’une perception reconstruite selon la géométrie et les formes. Si un homme se contente de dire que Dieu a fait l’aile pour le vol, il n’a rien dans l’esprit que des mots ; mais s’il sait comment l’aile est utile pour le vol, il connaît la chose par les causes, comme on dit ; et l’idée qu’il y ajoute d’un Dieu artisan n’altère en rien l’idée qu’il a de la chose. Darwin lui-même conserve de la cause finale ce qu’il faut lorsqu’il cherche en quoi un certain caractère, comme d’être aveugle pour un crabe dans une caverne obscure, peut donner avantage à celui-là sur les autres ; car il s’agit d’examiner comment cela lui serait nuisible d’avoir des yeux inutiles. Et c’est bien l’idée d’utilité qui, dans tel objet, rattache la fin à la cause ; car l’utiHté posée, c’est la fin ; mais l’utilité expliquée, c’est la cause, ou la loi, ou l’objet même expliqué, comme on voudra dire.

Cela est bien sensible quand on étudie quelque mécanique que l’on ne connaît pas bien. On se demande, au sujet de chaque chose : à quoi cela sert-il ? Et, pour le découvrir, on fait jouer cette pièce lentement et autant que possible seule, afin de rechercher de quoi elle est cause, ou, pour mieux parler, à quoi elle est liée dans le système. Ainsi on passe aisément de l’idée directrice de fin à l’idée constitutive de cause ou de condition. Et il faut bien penser que l’idée de la fin poursuivie, toujours féconde si l’on ne s’arrête pas simplement à l’énoncer, vient tout autant des outils et mécaniques que de la théologie raisonneuse.

Il y a un peu plus d’obscurité lorsque les causes finales réussissent encore comme directrices dans la reconstruction des phénomènes naturels, par exemple lorsqu’on se dit que la lumière réfractée doit suivre le chemin minimum, et en général que la nature doit aller à son but par les moyens les plus simples. Mais ces fictions ne sont fictions que hors du travail et pour ceux qui en parlent en l’air. Dans le travail de recherche même, que l’on pense ou non aux fins de la nature, il y a toujours lieu d’essayer l’hypothèse la plus simple, toujours la meilleure si elle suffit. Et c’est nous qui suivons ici, dan nos suppositions, notre bon sens