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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/185

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DU BONHEUR ET DE L’ENNUI

seulement de nos erreurs. C’est pourquoi je commence par l’ennui, mal sans forme, trop commun, et origine cachée de toutes les passions peut-être. C’est la pensée qui s’ennuie. Il y aurait bien une sorte d’ennui du corps, lorsqu’il est vigoureux et reposé, car les jambes courent alors d’elles-mêmes ; mais aussi le remède n’est pas loin ; et cette courte agitation est bientôt jeu ou action, comme on voit chez l’animal et chez le sage aussi, qui ne réfléchit pas sur ces mouvements. L’ennui est entre deux. Il suppose le loisir et la force, mais il ne naît point de là, car ce sont deux biens. L’ennui naît d’un jugement qui condamne tout essai, par une erreur de doctrine. Une action ne plaît jamais au commencement ; ce n’est que la nécessité qui nous pousse à apprendre. On ne devrait donc jamais décider du plaisir que l’on aura, et encore moins du bonheur, car le bonheur ne nous force point. Mais si l’on en décide, tout est perdu. Il est sot de dire : « Je voudrais être sûr d’y trouver du plaisir » ; mais je plains celui qui dit : « Je suis sûr de n’en point trouver. » Donc premièrement celui qui s’ennuie est un homme qui a beaucoup de choses sans peine, et qui se voit envié par d’autres qui se donnent mille peines pour les avoir. De là une idée funeste : « Je devrais être heureux ». Deuxièmement notre homme ne manque pas de goût, par toutes les belles choses qu’il a ; d’où vient que, dès qu’il essaie de faire, il compare trop ; et le premier plaisir d’avoir peint, ou chanté, ou versifié, est gâté par le mépris qu’il a de ses œuvres ; le bon goût est une parure de vieillard. Troisièmement, cet homme n’est pas sans puissance sur lui-même, par la politesse ; aussi sait-il bien arrêter tous ses départs de nature par cet autre décret plus funeste encore : « Je ne puis être heureux ». Ainsi se fait-il un caractère, et l’expérience y répond, comme on pense bien. Cet œil dessèche toutes les joies. Mais non pas par abondance de joie, car on ne s’en lasse point. Non pas du tout comme un homme qui repousse les aliments, parce qu’il a trop mangé ; mais plutôt comme un malade d’imagination, qui s’est condamné au régime. On ne pense jamais assez à ces jugements sur soi, qui font l’expérience. Par