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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/212

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des passions

des mouvements que l’escrimeur sait faire ; mais, pour forcer un peu la vitesse et en quelque sorte pour se dépasser lui-même, il faut qu’il délivre l’animal, à tous risques. C’est comme une colère d’un court moment, d’abord préparé par l’attitude et les mouvements, et puis lâchée comme un coup de fusil. Mais il est d’expérience aussi que les mouvements laissés à la colère se dérèglent bientôt. Aussi voit-on que la colère éloquente va par courts accès, interrompus par la réflexion et la reprise de soi. Au reste il est clair que, dès que l’on fait une action nouvelle, on ne sait pas si on la fera, ni comment. Aussi la peur précède la vraie improvisation, et la colère l’accompagne toujours.

Il y aurait donc un peu de colère toutes les fois que, sans prévoir assez, nous osons. Agir malgré la peur, c’est peut-être la colère même. Cela peut être observé dans les conversations de société ; le moindre frémissement de colère, ou, si l’on veut, d’éloquence dans la voix fait dresser l’oreille aux détourneurs, qui y remédient par quelque occasion innocente de faire rire. C’est que la colère est le signe qu’on improvise, que l’on dit quelque chose de nouveau dont on ne voit pas les suites. Vouloir dire ce qu’on n’ose pas dire, et se mettre en colère, c’est tout un. La rougeur du visage, commune au timide et au menteur, est peut-être une colère rentrée. La colère est souvent la suite d’un long mensonge de politesse ; après la peur qui se tait, c’est la peur qui parle. Mais observez bien que j’entends non pas la peur d’un mal bien défini, mais la peur de l’imprévu, aussi bien dans ce que l’on fera. C’est pourquoi on voit tant de colères dans l’amour vrai, où la crainte de blesser ou de déplaire fait qu’on ne s’y risque qu’avec fureur. Aussi, quelque effet que l’on me fasse voir, je crois difficilement à la haine ; l’amour et la crainte expliquent assez nos crimes.

La colère serait donc toujours peur de soi, exactement peur de ce que l’on va faire, et que l’on sent qui se prépare. Aussi a-t-on souvent de la colère contre ceux qui vous donnent occasion de dissimuler ; le frémissement se connaît alors dans les paroles les plus ordinaires. L’indiscrétion