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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/24

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DE LA CONNAISSANCE PAR LES SENS

par un anneau et un crochet ; mais, dans ce cas-là, si les yeux sont bandés, l’illusion disparaît. Et je dis bien illusion, car ces différences de poids imaginaires sont senties sur les doigts aussi clairement que le chaud ou le froid. Il est pourtant évident, d’après les circonstances que j’ai rappelées, que cette erreur d’évaluation résulte d’un piège tendu à l’entendement ; car, d’ordinaire, les objets les plus gros sont les plus lourds ; et ainsi, d’après la vue, nous attendons que les plus gros pèsent en effet le plus ; et comme l’impression ne donne rien de tel, nous revenons sur notre premier jugement, et, les sentant moins lourds que nous n’attendions, nous les jugeons et finalement sentons plus légers que les autres. On voit bien dans cet exemple que nous percevons ici encore par relation et comparaison, et que l’anticipation, cette fois trompée, prend encore forme d’objet.

On analyse aisément de même les plus célèbres illusions de la vue. Je signale notamment ces images dessinées exprès où un réverbère et un homme selon la perspective ont exactement la même grandeur, ce que pourtant nous ne pouvons croire, dès que nous ne mesurons plus. Ici encore c’est un jugement qui agrandit l’objet. Mais examinons plus attentivement. L’objet n’est point changé, parce qu’un objet en lui-même n’a aucune grandeur ; la grandeur est toujours comparée, et ainsi la grandeur de ces deux objets, et de tous les objets, forme un tout indivisible et réellement sans parties ; les grandeurs sont jugées ensemble. Par où l’on voit qu’il ne faut pas confondre les choses matérielles, toujours séparées et formées de parties extérieures les unes aux autres, et la pensée de ces choses, dans laquelle aucune division ne peut être reçue. Si obscure que soit maintenant cette distinction, si difficile qu’elle doive rester toujours à penser, retenez-la au passage. En un sens, et considérées comme matérielles, les choses sont divisées en parties, et l’une n’est pas l’autre ; mais en un sens, et considérées comme des pensées, les perceptions des choses sont indivisibles, et sans parties. Cette unité est de forme, cela va de soi. Je n’anticipe point ; nous avons dès main-