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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/242

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DES VERTUS

yeux la véritable source de l’injustice. Ainsi on déclame sur l’injuste répartition des richesses, au lieu de blâmer l’usage injuste que beaucoup de riches en font, ce qui est pourtant la véritable et la seule injustice. Certes ce n’est pas mal penser que de désirer un certain luxe pour tous, et surtout une familiarité de tous avec de belles choses ; mais ces jouissances, en bonne justice, supposent l’aisance pour tous ceux qui travaillent de leurs mains. Ce jugement rectifié ne changera pas beaucoup la vie d’un industriel, d’un banquier, d’un riche cultivateur ; il changera quelque chose peut-être à l’habillement de leurs femmes, à ce luxe des chevaux, des automobiles, des laquais qui ne sont que pour essayer de faire envie et de tromper l’ennui. Si tous les riches étaient sobres et sans vanité, comme Grandet ou Gobseck, il y aurait des heures de travail en excédent dont une partie serait employée à produire pour ceux qui n’ont pas l’aisance, une autre à orner la vie de tous, et une autre encore au loisir, à l’instruction, au perfectionnement. La réforme dépend des riches, et surtout des femmes riches. Mais je n’attends pas beaucoup d’un effort directement opposé à la vanité ou à l’ivresse de plaire, non, mais plutôt d’un regard clairvoyant sur les diamants et les dentelles, avec la pensée que c’est là du pain perdu.