Aller au contenu

Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/47

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
41
de l’imagination par les différents sens

que l’état de nos organes et les mouvements mêmes de la vie fournissent des impressions faibles, assez frappantes dans le silence des autres. C’est ainsi que le sang fiévreux bourdonne dans les oreilles, que la bouche sent une amertume, que des frissons et des fourmillements courent sur notre peau. Il n’en faut pas plus pour que nous nous représentions des objets pendant un court instant ; et c’est proprement ce que l’on appelle rêver.

Enfin souvent nous cherchons ou plutôt nous forgeons des images, par nos mouvements. Ici la vue ne joue qu’un rôle effacé, si ce n’est que nos gestes ou mieux notre crayon dessinent des formes que nos yeux suivent, ou bien encore que de vifs mouvements des yeux brouillent les perceptions réelles et font courir des dieux. L’ouïe est bien plus directement modifiée par nos paroles ; notre parole est un objet réel, que nous percevons, même si nous parlons à voix basse. Surtout le sens du toucher se donne à lui-même des impressions par chacun de nos mouvements ; je puis m’enchaîner, m’étrangler, me frapper moi-même ; et ces fortes impressions ne sont sans doute pas les moindres preuves, dans le délire des fous. On aperçoit ici la liaison de l’imagination aux passions. Celui qui s’enfuit perçoit mal toutes choses, devine encore plus mal ce qui se passe derrière lui, redouble par son action désordonnée les mouvements du cœur et des poumons, éveille les échos par sa course. Tout mouvement déréglé trouble l’Univers perçu. Ainsi nous sommes conservateurs et architectes de ce monde continuellement, comme aussi inventeurs de démons et de fausses preuves dès que nous nous abandonnons aux mouvements convulsifs. Au reste l’Univers est assez riche pour fournir toujours quelque ombre d’objet à nos égarements. Et dans tout fait d’imagination on retrouvera toujours trois espèces de causes, le monde extérieur, l’état du corps, les mouvements. Toutefois il n’est pas mauvais de distinguer trois espèces d’imagination. D’abord l’Imagination Réglée, qui ne se trompe que par trop d’audace, mais toujours selon une méthode et sous le contrôle de l’expérience ; telles sont les réflexions d’un policier