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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/51

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de l’imagination par les différents sens

par sa nature d’image. Et la forêt où je me promène en rêve n’est pas dans mon corps ; mais c’est mon corps qui est en elle. Que faites-vous, dira-t-on, des yeux de l’âme ? Mais les yeux de l’âme ce sont mes yeux.

Il faut considérer enfin l’effet de mes propres mouvements, évidemment de première importance quand j’imagine le mouvement des choses. Le moindre mouvement de ma tête fait mouvoir toutes choses. Ajoutons que mon mouvement est propre à brouiller les images, et que le clignement des yeux fait revivre les images complémentaires, comme chacun peut s’en assurer. Mais le fait le plus important est ici le geste des mains, qui dessine devant nos yeux la chose absente, et naturellement surtout le dessin et le modelage, qui fixent nos rêves en objets véritables. Je ne considère ici que le crayon errant, qui nous étonne nous-mêmes par ses rencontres. Ainsi nous sommes ramenés à l’idée principale de ce chapitre, c’est que nous n’inventons pas autant qu’on pourrait croire. Il m’est arrivé plus d’une fois de me dire : j’imagine en ce moment un rouge vif, et d’apercevoir dans le même instant la bordure rouge d’un cahier devant moi.

Les mêmes choses sont à dire, et mieux connues peut-être, de l’imagination auditive. D’abord que tous les bruits confus, du vent, de la cascade, d’une voiture, d’une foule, font des paroles et des musiques. La marche d’un train nous propose un rythme. Il faut dire aussi que la respiration et le battement du sang agissent sur nos oreilles et y produisent des bourdonnements, sifflements, tintements. Surtout nous parlons, chantons et dansons, ce qui fixe les images auditives et en appelle d’autres. N’entrons point ici dans l’étude de l’inspiration musicale. Disons seulement que, dans les rêves, les voix que nous croyons entendre sont sans doute souvent notre voix même, les cris, nos propres cris, les chants, nos propres chants. Avec cela nous battons des rythmes par le souffle, les muscles, le sang. Voilà des symphonies toutes faites.

Il reste à traiter du toucher. Et ce n’est pas difficile. Car premièrement les choses ne cessent jamais d’agir sur nous, par froid et chaud, souffle,