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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/56

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de la connaissance par les sens

CHAPITRE XII

DE LA MÉMOIRE


Percevoir, c’est toujours se représenter. Il y a donc dans notre perception, si simple qu’elle soit, toujours une mémoire qu’on peut appeler implicite. Toutes nos expériences sont ramassées dans chaque expérience. Percevoir par les yeux une allée bordée d’arbres, c’est se souvenir que l’on a parcouru cette allée-là ou d’autres, que l’on a touché des arbres, compris les jeux de l’ombre et de la perspective, et ainsi du reste ; et comme les ombres, par exemple, dépendent du soleil, et que la perception du soleil, toujours indirecte, enferme elle-même une multitude d’expériences, je dis que toutes nos expériences sont ramassées dans chaque expérience. Mais cette remarque même fait bien comprendre qu’il s’agit ici d’une mémoire implicite, et non d’un souvenir à proprement parler. Pour percevoir cette allée d’arbres comme il faut, il n’est pas nécessaire que je pense à telle promenade que j’ai faite, encore moins que je la pense dans tel moment du passé. On pourrait appeler mémoire diligente cette mémoire qui ne fait qu’éclairer le présent et l’avenir prochain sans développer jamais le passé devant nous ; et l’on pourrait appeler mémoire rêveuse celle qui, au contraire, prend occasion du présent pour remonter en vagabonde le long des années et nous promener dans le royaume des ombres. Et cette rêveuse ne nous laisse jamais tout à fait. Mais toujours est-il qu’un être neuf, et sans aucune mémoire, même implicite, ne pourrait évaluer des distances, faire en pensée le tour des choses, deviner, voir enfin, ni entendre, ni toucher