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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

c’est le drame qui fait vivre l’homme, en le soutenant et portant par sa forte armature, de façon que les traits humains lancés tout soudain, et sans préparation aucune, soient liés au personnage et comme fixés pour toujours en lui par la force tragique.

Considérons maintenant que les hommes vivants n’ont point tant de caractère ; ce n’est que dans les petites choses de leur métier qu’ils sont toujours comme on attend ; mais, dans un incendie, ou dans une guerre, ou bien frappés d’un grand chagrin, souvent ils se dessinent autrement et étonnent. Et c’est un genre de vérité que le romancier peut essayer d’atteindre et de fixer, par cet art des préparations qui lui est propre. Au lieu que le dramaturge dessine à plus grands traits, comme le sculpteur ; aussi ce sont des mouvements, des attitudes, des mots que le drame seul fond en une personne, comme un feu artiste. Ainsi le travail de l’observateur s’exerce sur ces créations, quand elles sont faites, comme sur des choses. Hamlet est réel et vrai en tout ce qu’il dit ; à nous de découvrir pourquoi et comment ; mais il est ainsi. Comme les vivants sont par leur vie, et s’affirment sans s’expliquer, ainsi les personnages du drame sont par le drame, et affirmés par là. Aussi sont-ils des types plutôt que des êtres, et des modèles plutôt que des copies.

Le théâtre est donc un de ces arts abstraits et sévères, comme sont la sculpture et îe dessin, qui périssent par la recherche des nuances et des finesses. Mais le théâtre a ce privilège d’être saisissant et fort en restant abstrait ; il ne suppose ni l’initiation, ni l’étude attentive, ni le choix ; il s’impose d’abord, et sans précautions. Il n’y a point de spectateur qui soit arrêté par la pauvreté des costumes, par la simplicité du décor, ou par l’invraisemblance des rencontres, si le drame est puissant. Aussi n’y a-t-il rien de plus risible que les efforts des petits dramaturges pour expliquer les changements de lieu et tous les mouvements accessoires ; comme ces auteurs qui voudraient employer de grandes ou de petites lettres, ou