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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/98

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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

silences non mesurés ou prolongation des sons, est l’ordinaire dans la poésie. Par exemple, quand on récite des alexandrins, il est indifférent qu’on les coupe en deux, trois ou quatre tronçons et que l’on prenne un temps, pourvu qu’il ne soit pas démesuré. Toutefois il faut toujours que le compte des syllabes soit sensible à l’oreille. Et l’attente vient ici surtout de ce que l’on saisit très bien ce qui a été compté et ce qui manque encore. Ainsi l’attention se fixe sur cette place vide, qu’un mot bref et fort vient juste remplir comme par miracle, « Contre tant d’ennemis que vous reste-t-il ? — Moi ».

La beauté propre de ce vers célèbre de Médée est en ce que le vers est incomplet, et sans remède, croit-on. Autant à dire du « Qu’il mourût » et de tant d’autres traits, qui se trouvent ainsi deux fois justes, pour le sens et pour le rythme ; ainsi le corps prête toute sa force selon l’esprit. Mais ces vers sont encore du genre négligé ; l’époque contemporaine a fait voir des suites de vers où il semble impossible que ce qui est annoncé dans le sens s’accorde avec le rythme, où tout est trait et miracle. Et j’observe à ce sujet que plus l’expression est alors naturelle, unie et simple, plus elle frappe.

« Le jeta mort à terre et s’envola terrible. »

En revanche il n’y a rien de plus laid que les vers où il est évident que le rythme gêne l’expression, où des mots sont ajoutés, ou transposés, pour faire le compte attendu. Comme un danseur qui se précipite, trébuche et se tortille pour arriver au temps. Tout art poétique devrait avertir ici les rimeurs et les mettre en garde contre ces licences prétendues. « Il se tue à rimer, que n’écrit-il en prose ? » C’est la remarque du bon sens, sous cette réserve qu’il n’est pas vrai que tout ce qui n’est pas vers soit prose, car il y a des suites de mots qui ne sont rien de beau, comme nous dirons. Disons donc que l’accord du rythme, entendu comme compté seulement et non mesuré, avec le sens, est le miracle des beaux vers, et