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Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/103

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couper celle du funeste prophète, il s’écria : « Sors d’ici, téméraire manant, fainéant encapuchonné. »

Ces paroles si précises calmèrent à l’instant le père Cristoforo. À l’idée de mauvais traitements et d’injures était si bien et depuis si longtemps associée dans son esprit l’idée de patience résignée et de silence que, sous le coup d’une telle apostrophe, fut amorti subitement en lui tout mouvement de colère et d’enthousiasme, et il ne conserva d’autre résolution que celle d’écouter tranquillement ce qu’il plairait à don Rodrigo d’ajouter. Ainsi, retirant avec douceur sa main des serres du gentilhomme, il inclina sa tête et demeura immobile, de même qu’au moment où le vent cesse, dans le fort de l’orage, un arbre jusqu’alors agité remet ses branches dans leur position naturelle et reçoit la grêle comme l’envoie le ciel.

« Manant parvenu ! poursuivit don Rodrigo, tu agis comme tes pareils. Mais rends grâces à la robe qui couvre tes épaules de vaurien et te sauve des caresses que l’on fait aux gens de ton espèce pour leur enseigner à parler. Sors avec tes jambes pour cette fois, et nous verrons ensuite. »

En disant ces mots, il montra du doigt, avec un impérieux mépris, une porte opposée à celle par laquelle ils étaient entrés ; le père Cristoforo baissa la tête et sortit, laissant don Rodrigo mesurer d’un pas furibond le champ de bataille.

Quand le religieux eut fermé la porte derrière lui, il vit, dans l’autre pièce qu’il allait traverser, un homme qui se retirait en se glissant furtivement le long du mur pour n’être pas aperçu du salon où l’entretien avait eu lieu, et il reconnut le vieux domestique qui était venu le recevoir à la porte du château. Cet homme était dans cette maison depuis quarante ans peut-être, c’est-à-dire dès avant la naissance de don Rodrigo, y étant entré au service du père, dont les mœurs et le genre de vie étaient d’une tout autre nature. À la mort de celui-ci, le nouveau maître, en renouvelant tous ses gens, avait toutefois gardé ce vieux serviteur et pour son âge même, et parce que, s’il différait entièrement de lui pour les principes et le caractère, il rachetait cependant ce défaut par deux qualités : une haute idée de la dignité de la maison et une grande pratique de l’étiquette, dont il connaissait mieux que personne les anciennes traditions et les plus menus détails. Devant son maître, le pauvre vieillard ne se serait jamais hasardé à laisser paraître, encore moins à exprimer par des paroles, sa désapprobation de ce qu’il voyait tout le long du jour. À peine faisait-il à ce sujet quelque ex-