vie, en avait suivi le cours par un sentier droit et uni où il n’avait jamais eu l’occasion de s’exercer à la finesse, venait, dans cette circonstance, de concevoir un plan qui aurait fait honneur à un jurisconsulte. Il s’en fut en droiture, selon qu’il l’avait projeté, à la maison d’un certain Tonio qui n’était pas loin de là, et le trouva dans sa cuisine où, un genou sur la marche de l’âtre, et tenant d’une main le bord d’une marmite posée sur les cendres chaudes, il y tournait de l’autre, avec le rouleau recourbé destiné à cet usage, une petite polenta[1] grise de blé sarrasin. La mère, un frère, la femme de Tonio étaient à table, et trois ou quatre petits enfants, debout à côté de leur père, attendaient les yeux fixés sur la marmite, que le moment fût venu de la renverser. Mais il n’y avait pas là cette gaieté que la vue du dîner donne ordinairement à ceux qui l’ont gagné par leur fatigue. Le volume de la polenta était en raison de la récolte de l’année, mais non pas du nombre et de la bonne volonté des convives, qui tous, portant obliquement un regard de convoitise affamée sur leur pitance commune, semblaient songer à la portion d’appétit qui devait lui survivre. Pendant que Renzo échangeait des saluts avec la famille, Tonio renversa la polenta sur le plateau de hêtre qui était préparé pour la recevoir et où elle parut comme une petite lune dans un grand cercle de vapeurs. Néanmoins les femmes dirent poliment à Renzo : « À votre service. » Compliment que le paysan de Lombardie, et de bien d’autres pays sans doute, ne manque jamais de faire à celui qui le trouve mangeant, lors même que celui-ci serait un riche gourmand sorti de table à l’instant même, et que l’autre en serait à son dernier morceau.
« Je vous remercie, répondit Renzo. Je venais seulement pour dire un mot à Tonio ; et si tu veux, Tonio, pour ne pas déranger tes femmes, nous pouvons aller dîner au cabaret où nous parlerons. » La proposition fut d’autant mieux accueillie par Tonio qu’elle était moins attendue ; et les femmes, les
- ↑ La polenta se fait généralement avec de la farine de maïs bouillie dans l’eau avec un peu de sel. C’est l’aliment le plus commun du peuple dans une grande partie de l’Italie. (N. du T.)