Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/121

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— Ne me parlez pas de cet homme : et, quant au pari, saint Martin en décidera. » La curiosité du comte était piquée ; il n’épargna pas les questions ; mais don Rodrigo sut les éluder toutes, s’en remettant toujours, pour la décision, au jour qui la devait faire connaître, et ne voulant pas communiquer, à sa partie adverse, des projets qui n’étaient pas encore en voie d’exécution, ni même définitivement arrêtés.

Le lendemain matin, don Rodrigo se réveilla don Rodrigo. L’appréhension que le rude un jour viendra lui avait mise dans l’âme s’était pleinement dissipée avec les songes de la nuit ; et la colère seule était restée, envenimée encore par la honte de cette faiblesse passagère. Les images plus récentes de sa promenade triomphale, des révérences, des bons accueils, et, avec cela, le badinage railleur de son cousin, n’avaient pas peu contribué à lui rendre son ancienne énergie. À peine fut-il levé, qu’il fit appeler le Griso. « Il y a du sérieux sur le tapis, » dit en lui-même le valet à qui fut donné cet ordre ; car l’homme qui portait ce surnom n’était rien moins que le chef des bravi, celui à qui étaient confiées les entreprises les plus hasardeuses et les plus iniques, le serviteur de confiance de son maître, et qui était tout à lui, non moins par intérêt que par reconnaissance. Après avoir tué un particulier en plein jour sur la place publique, il était venu implorer la protection de don Rodrigo ; et celui-ci, en le revêtant de sa livrée, l’avait mis à couvert de toutes recherches de la justice. Ainsi, en s’engageant pour tout crime qui lui serait commandé, cet homme s’était assuré l’impunité du premier. Quant à don Rodrigo, l’acquisition n’avait pas été pour lui d’une mince importance ; car, outre que le Griso était, sans comparaison, le plus capable des gens de sa maison, il était aussi la preuve de ce que son maître avait pu oser avec succès contre les lois ; de manière que la puissance de celui-ci y avait gagné dans le fait et dans l’opinion.

« Griso ! dit don Rodrigo, voici une occasion de montrer ce dont tu es capable. Avant demain, cette Lucia doit se trouver dans ce château.

— Il ne sera jamais dit que le Griso ait reculé devant un ordre de l’illustrissime seigneur son maître.

— Prends autant d’hommes que tu pourras en avoir besoin ; ordonne et dispose comme tu le jugeras le mieux, pourvu que la chose arrive à bonne fin. Mais prends garde surtout qu’il ne lui soit fait aucun mal.

— Monsieur, un peu d’effroi, pour qu’elle ne fasse pas trop de bruit… on ne pourra guère éviter cela.

— L’effroi… je le comprends… est inévitable. Mais qu’on ne lui touche pas un cheveu ; et surtout qu’on lui porte respect de toute manière. Tu entends ?

— Monsieur, on ne peut détacher une fleur de sa tige et la remettre à votre seigneurie sans y porter la main ; mais on ne fera que le pur nécessaire.

— Tu m’en réponds. Et… comment feras-tu ?

— J’étais à y penser, monsieur. Heureusement, la maison est au bout du village. Il nous faut un endroit où aller nous poster ; et il y a tout juste, près de là, cette masure inhabitée et isolée au milieu des champs, cette maison…