Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/124

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querait ce qui pourrait se passer dans la rue et jugerait le moment où tous les habitants seraient rentrés chez eux ; les deux autres devant se tenir dedans occupés à jouer et à boire en amateurs, mais observant avec soin tout ce qui leur paraîtrait mériter attention. Lui-même, avec le gros de son monde, resta dans le lieu d’embuscade à attendre.

Le pauvre vieux trottait encore, les trois explorateurs arrivaient à leur poste, le soleil baissait, lorsque Renzo entra chez les femmes et leur dit : « Tonio et Gervaso m’attendent là dehors : je vais avec eux à l’auberge manger un morceau, et, lorsque l’Angélus sonnera, nous viendrons vous prendre. Allons, courage, Lucia. Tout dépend d’un moment. » Lucia soupira et répéta : « Courage, » d’une voix qui démentait le mot.

Lorsque Renzo et ses deux compagnons arrivèrent au cabaret, ils y trouvèrent l’individu déjà planté en sentinelle sur la porte où, le dos appuyé contre l’un des montants, les bras croisés sur la poitrine, il obstruait à moitié le passage, et ne cessait de regarder à droite et à gauche en faisant briller tour à tour le blanc et le noir de ses deux yeux d’épervier. Un béret plat de velours cramoisi, mis de travers, lui couvrait la moitié du toupet qui, se partageant sur un front basané, tournait de l’un et de l’autre côté sous les oreilles, et finissait en tresses arrêtées par un peigne derrière la tête. Il tenait soulevé d’une main un gros et pesant gourdin : quant à des armes, il n’en portait point, à proprement parler, d’apparentes ; mais, rien qu’à voir sa figure, un enfant même aurait jugé qu’il devait en avoir sous ses habits autant qu’il en pouvait tenir. Lorsque Renzo, qui passait le premier, se présenta pour entrer, cet homme, sans se déranger, le regarda fixement ; mais le jeune homme, soigneux d’éviter toute noise, comme font tous ceux qui ont une entreprise scabreuse à conduire, n’eut pas l’air de s’en apercevoir, ne dit pas même : « Rangez-vous un peu ; » et, rasant l’autre montant, il passa de biais, le côté en avant, par le vide que laissait cette cariatide. Ses deux compagnons furent obligés, pour entrer, de faire la même manœuvre. Lorsqu’ils furent dedans, ils virent les autres personnages dont ils avaient déjà entendu la voix, c’est-à-dire nos deux coquins qui, assis à un coin de la table, jouaient à la mora[1], en criant tous les deux à la fois (ici c’est le jeu qui le demande) et se versant à boire, tantôt l’un, tantôt l’autre, du vin d’une grande bouteille placée entre eux. Ceux-ci à leur tour fixèrent aussitôt leurs yeux sur la société qui survenait, et l’un d’eux notamment, tenant en l’air sa main droite avec trois gros doigts étalés, et ayant la bouche encore ouverte pour un grand six qui venait à l’instant même d’y faire son explosion, observa Renzo de la tête aux pieds, après quoi il cligna l’œil vers son camarade, et puis vers celui de la porte, lequel répondit par un léger mouvement de tête. Renzo, concevant du soupçon à la vue de ce manège dont il ne savait trop se

  1. C’est un jeu très-commun parmi le peuple en Italie, surtout parmi le peuple des cabarets. Deux hommes lancent simultanément leur poing en avant pour montrer un certain nombre de doigts, en même temps qu’ils prononcent avec force et par des éclats de voix un nombre quelconque qui doit se trouver dans certains rapports avec le nombre des doigts qui ont été montrés. (N. du T.)