Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/170

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les plus doux sur le lustre qui l’attendait dans cet heureux séjour. Quelques-uns qui n’avaient pu encore s’approcher de Gertrude, ainsi assiégée, guettaient l’occasion de s’avancer et se reprochaient ce retard de leur hommage. Peu à peu la société s’éclaircit, tous partirent sans se reprocher plus rien, et Gertrude resta seule avec les auteurs de ses jours et son frère.

« Enfin, dit le prince, j’ai eu la satisfaction de voir ma fille traitée comme doit l’être une personne de son rang. Il faut aussi convenir qu’elle s’est conduite à merveille ; elle a fait voir qu’elle ne sera pas embarrassée pour jouer le premier rôle et soutenir le décorum de la famille. »

On se hâta de souper pour se retirer bientôt chacun dans son appartement et pouvoir être prêts de bonne heure le lendemain.

Gertrude contristée, dépitée et en même temps un peu glorieuse de tout ce qui lui avait été dit de flatteur, se souvint en ce moment de ce que sa geôlière lui avait fait souffrir, et voyant son père si bien disposé à lui complaire en tout, hors une seule chose, elle voulut profiter de cette veine de faveur pour contenter au moins l’une des passions qui la tourmentaient. Elle montra donc une grande répugnance à se trouver avec cette femme, en se plaignant vivement de ses procédés.

« Comment ! dit le prince, elle vous a manqué de respect ! Demain, demain, je lui laverai la tête de la bonne façon. Laissez-moi faire ; je lui ferai connaître ce qu’elle est et ce que vous êtes. Et en attendant, une fille dont je suis content ne doit pas voir auprès d’elle une personne qui lui déplaît. » Cela dit, il fit appeler une autre femme et lui ordonna de servir Gertrude, qui, au milieu de tout cela, cherchant la saveur de la satisfaction qu’elle avait obtenue, s’étonnait d’y en trouver si peu, en comparaison du désir qu’elle en avait éprouvé. Ce qui, malgré elle, venait tout dominer dans son âme était le sentiment des grands progrès qu’elle avait faits dans cette journée sur la voie du cloître, la pensée que pour s’en retirer maintenant elle aurait besoin de bien plus de force et de résolution qu’il ne lui en aurait fallu quelques jours plus tôt et lorsque cependant elle s’en était trouvée dépourvue.

La personne qui vint pour l’accompagner dans sa chambre était une vieille femme de la maison, jadis gouvernante du jeune prince, qu’elle avait eu dans ses mains depuis l’âge du maillot jusqu’à son adolescence, et en qui elle avait mis toutes ses complaisances, toutes ses espérances, toute sa gloire. Elle jouissait de la décision prise en ce jour comme d’un bonheur qui lui eût été personnel ; et Gertrude, pour dernier amusement, eut à recevoir les congratulations, les éloges, les conseils de la vieille, à l’entendre conter l’histoire de certaines tantes à elle et grand’tantes qui s’étaient trouvées fort heureuses de leur état de religieuses, parce qu’appartenant à une famille si distinguée, elles avaient toujours eu ces premiers honneurs en partage, toujours su tenir une main au dehors, et de leur parloir obtenir dans les affaires des succès auxquels de leurs salons les plus grandes dames n’avaient pu atteindre. Elle lui parla des visites qu’elle recevrait ; et puis quelque jour elle aurait celle du jeune prince avec son épouse qui, sans nul doute, serait une personne de très-haut parage ; et