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Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/187

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pas même un maître ; ils ne sont à personne. Allons, allons, point de crainte. Comme Attilio va être surpris demain matin ! Il verra, il verra si je dis des balivernes ou si je donne des faits. Et puis,… si par hasard quelque tracasserie venait à s’ensuivre… Que sais-je ? Quelque ennemi qui voulût profiter de l’occasion… Attilio lui-même pourra m’aider de ses conseils ; l’honneur de toute la parenté y est engagé. » Mais l’idée sur laquelle il s’arrêtait le plus, parce qu’il y trouvait tout à la fois de quoi endormir ses craintes et repaître sa passion principale, était celle des leurres, des promesses qu’il emploierait pour adoucir Lucia. « Elle aura tant de peur en se voyant ici seule au milieu de ces gens-là, de ces figures… (Parbleu ! la figure la plus humaine ici, c’est la mienne) qu’elle sera obligée de recourir à moi, elle devra me prier ; et si elle prie… »

Pendant qu’il fait ces beaux raisonnements, il entend un bruit de pas ; il va à la fenêtre, il l’entre-bâille, regarde en se cachant ; ce sont eux. « Et la chaise ? Diable ! où est la chaise ? Trois, cinq, huit ; ils y sont tous ; le Griso y est aussi ; la chaise n’y est pas ; diable ! diable ! Le Griso va m’en rendre compte. »

Lorsqu’ils furent entrés, le Griso déposa dans le coin d’une salle au rez-de-chaussée son bourdon, son grand chapeau, son manteau à coquilles, et, selon le devoir de sa charge que personne ne lui enviait en ce moment, il monta pour rendre à son maître ce compte sur lequel celui-ci s’apprêtait à le juger. Don Rodrigo l’attendait au haut de l’escalier, et dès qu’il le vit paraître avec cet air gauche et décontenancé d’un coquin trompé dans ses vues : « Eh bien, lui dit-il ou plutôt lui cria-t-il, monsieur le fier-à-bras, monsieur le capitaine, monsieur c’est mon affaire ?

— Il est dur, répondit le Griso, s’arrêtant d’un pied sur la première marche, il est dur de recevoir des reproches, après avoir travaillé fidèlement, avoir cherché à faire son devoir, et même risqué sa peau.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Nous allons voir, nous allons voir, » dit don Rodrigo, et il s’achemina vers sa chambre. Le Griso l’y suivit et fit aussitôt le récit de ce qu’il avait disposé, fait, vu ou non vu, entendu, craint, réparé ; et il le fit avec cet ordre et cette confusion, cette incertitude et cet étourdissement qui devaient nécessairement régner ensemble dans ses idées.

« Tu n’as pas de torts et tu t’es bien conduit, dit don Rodrigo ; tu as fait ce qui se pouvait faire ; mais… mais y aurait-il sous ce toit quelque traître ? S’il y est, si je parviens à le découvrir, et nous le découvrirons s’il y est, je me charge de l’accommoder et de lui faire parure complète, je t’en réponds.

— La même idée m’est venue, monsieur, dit le Griso, et si cela était, si l’on venait à découvrir un coquin de cette sorte, votre seigneurie devrait le mettre dans mes mains. Un pendard qui se serait donné le divertissement de me faire passer une nuit comme celle-ci ! ce serait à moi à l’en payer. Pourtant il m’a paru pouvoir juger par diverses circonstances qu’il doit y avoir là-dessous quelque autre intrigue qui pour le moment ne se peut comprendre. Demain, monsieur, demain, la chose se tirera au clair.

— Vous n’avez pas été reconnus, au moins ? »