Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/270

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plus ces dangers, il n’en prit pas moins à contre-cœur la grande route, et se proposa d’entrer dans le premier sentier qui lui paraîtrait mener vers l’endroit où il désirait si vivement d’aboutir. Dans le commencement de sa marche, il rencontra quelques passants ; mais l’imagination pleine de ces sombres appréhensions, il n’eut le courage d’en aborder aucun pour se faire mettre sur la voie. « Il a dit six milles, cet autre, pensait-il : quand même, en ne suivant pas la route, les six se changeraient en huit ou dix, les jambes qui ont fait les premiers feront bien encore ceux-ci. Pour sûr, je ne vais pas vers Milan ; donc, je vais vers l’Adda. En marchant et marchant encore, tôt ou tard, j’y arriverai. L’Adda a bonne voix ; et, quand j’en approcherai, je n’aurai plus besoin qu’on me l’indique. S’il y a quelque barque pour passer, je passe tout de suite ; sinon, je m’arrêterai jusqu’au matin, dans un champ, sur un arbre, comme les moineaux : il vaut mieux coucher sur un arbre qu’en prison. »

Bientôt il vit un petit chemin à gauche ; il le prit. À l’heure qu’il était, s’il avait rencontré quelqu’un, il n’aurait plus fait tant de cérémonies pour lui adresser sa question ; mais il n’entendait âme qui vive. Il allait donc où le chemin le conduisait, et se parlait ainsi à lui-même :

« Moi faire le diable ! moi tuer tous les messieurs ! un paquet de lettres, moi ! Mes compagnons postés pour me garder ! Je donnerais quelque chose de bon pour me trouver face à face avec ce marchand au-delà de l’Adda (ah ! quand l’aurai-je passée, cette bienheureuse Adda !), et l’arrêter, et lui demander à mon aise où il a pêché tous ces beaux renseignements. Or, sachez, mon cher monsieur, que la chose s’est passée de telle et telle façon, et que ma manière de faire le diable a été d’aider Ferrer comme s’il eût été mon frère ; sachez que, ces coquins qui, à vous entendre, étaient mes amis, ont voulu, pour une parole de bon chrétien que dans un certain moment j’ai osé dire, me faire un vilain badinage ; sachez que, pendant que vous étiez à garder votre boutique, je me faisais enfoncer les côtes pour sauver votre monsieur le vicaire de provision que je n’ai vu ni connu de ma vie. On peut attendre une autre fois que je bouge pour porter secours à ces messieurs… Il est vrai qu’il faut le faire pour le bien de notre âme : eux aussi sont notre prochain. Et ce gros paquet de lettres où était tout le complot, et qui se trouve maintenant dans les mains de la justice, comme vous le donnez pour certain ; gageons que je vous le fais ici apparaître, sans l’aide du diable. Seriez-vous curieux de le voir, ce paquet ? Le voilà… Une seule lettre ?… Oui, monsieur, une seule lettre ; et cette lettre, si vous voulez le savoir, a été écrite par un religieux qui peut vous apprendre votre catéchisme quand bon vous semblera ; un religieux dont, sans vous faire tort, un seul poil de barbe vaut plus que toute la vôtre ; et elle est écrite, cette lettre, comme vous voyez, à un autre religieux, encore un homme, celui-là… Vous voyez à présent quels sont ces vauriens que j’ai pour amis. Apprenez donc à parler une autre fois ; surtout quand il s’agit du prochain. »

Mais, au bout de quelque temps, ces pensées et d’autres semblables cessèrent tout à fait dans l’esprit du pauvre voyageur. Sa situation présente occupait toutes ses facultés. La crainte d’être découvert ou poursuivi, qui lui avait fait