Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/272

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ouï raconter dans son enfance, il se mit, pour les chasser ou pour les apaiser, à réciter, en cheminant, des prières pour les morts.

Peu à peu, il se trouva parmi des touffes éparses d’arbustes plus élevés, des genêts épineux, des chênes nains, des bruyères. Continuant d’avancer, et allongeant le pas, mais un pas moins résolu qu’impatient, il commença à voir parmi les arbustes quelques arbres disséminés ; allant encore, toujours dans le même sentier, il s’aperçut qu’il entrait dans un bois. Il éprouvait une certaine répugnance à s’y engager ; toutefois, il la vainquit, et alla de l’avant ; mais plus il allait, plus sa répugnance augmentait, plus chaque objet lui devenait désagréable. Les arbres qu’il voyait de loin lui représentaient des figures étranges, difformes, monstrueuses ; leur ombre l’offusquait, cette ombre tremblante que leurs cimes légèrement agitées répandaient sur le sentier éclairé çà et là par la lune ; le bruit même des feuilles mortes qu’il foulait en marchant avait, pour son oreille, je ne sais quoi de déplaisant et de fâcheux. Il éprouvait dans les jambes comme une inquiétude qui les poussait à courir en même temps qu’elles lui semblaient avoir peine à soutenir sa personne. Il sentait l’air de la nuit frapper plus aigre et plus cuisant sur son front et ses joues ; il le sentait passer entre ses habits et son corps, crisper ses membres brisés par la fatigue, les pénétrer jusqu’aux os, y éteindre le peu de vigueur qui pouvait y rester encore. Il y eut un moment où, le nuage noir dans son âme, cette horreur confuse et vague contre laquelle elle luttait depuis quelque temps, sembla tout à coup la vaincre. Sa tête fut sur le point de s’égarer tout à fait ; mais, effrayé par-dessus tout de sa terreur même, il rappela à lui ses esprits et commanda à son cœur de tenir bon. Ainsi raffermi pour un moment, il s’arrêta tout court à réfléchir, et il allait prendre le parti de sortir au plus tôt de ce lieu par le chemin qu’il avait déjà parcouru, d’aller droit au dernier village par où il avait passé, de retourner parmi les hommes et d’y chercher un asile, fût-ce même dans une hôtellerie. Pendant qu’il était ainsi arrêté, ses pieds n’agitant plus les feuilles, tout faisant silence autour de lui, il croit entendre, il entend un bruit sourd et comme le murmure d’une eau courante. Il prête l’oreille, il en est sûr : « C’est l’Adda ! » s’écrie-t-il. Ce fut un ami, un frère, un sauveur qu’il retrouvait. À l’instant sa fatigue disparaît en quelque sorte ; son pouls revient ; son sang, reprenant sa chaleur, circule avec liberté dans ses veines ; sa pensée renaît à la confiance ; cette couleur incertaine et sombre, sous laquelle les objets se présentaient à son esprit, se dissipe en grande partie ; il ne balance plus à s’enfoncer davantage dans le bois, en dirigeant ses pas vers ce bruit qui est une voix amie pour son cœur.

En peu de moments, il arrive à l’extrémité de la plaine, sur le bord d’une rive élevée ; et, regardant en bas parmi les arbustes dont elle était garnie, il vit l’eau briller et couler à ses pieds. Relevant ensuite ses regards, il vit la vaste plaine de l’autre bord, parsemée d’habitations et de villages, puis, au-delà, les coteaux, et, sur l’une de ces hauteurs, une grande tache blanchâtre qui lui parut devoir être une ville, Bergame à coup sûr. Il descendit un peu sur la pente, et, de ses mains et ses bras écartant les broussailles, il chercha des