Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/313

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au milieu des sûretés de son château, lui apportait une soudaine consternation. Ce n’était pas la mort dans les menaces d’un adversaire mortel lui-même, la mort qu’avec des armes meilleures, un bras plus prompt, on pouvait repousser ; elle arrivait seule, elle surgissait intérieurement ; elle était peut-être encore éloignée, mais à chaque instant elle faisait un pas ; et tandis que l’esprit combattait douloureusement pour en écarter la pensée, elle s’approchait. Dans les premiers temps, les exemples si fréquents, le spectacle, pour ainsi dire, continuel de la violence, de la vengeance, du meurtre, en lui inspirant une féroce émulation, étaient aussi devenus pour lui comme une sorte d’autorité dont il s’appuyait contre sa conscience ; maintenant renaissait de temps en temps dans son âme l’idée confuse, mais terrible, d’un jugement individuel, d’une accusation indépendante de l’exemple ; maintenant se voir en dehors de la troupe vulgaire des criminels, les avoir tous dépassés, était une idée qui lui faisait quelquefois sentir comme un redoutable isolement.

Ce Dieu dont il avait entendu parler, mais que depuis tant d’années il ne songeait pas plus à nier qu’à reconnaître, n’ayant d’autre pensée que de vivre comme si Dieu n’existait pas, ce Dieu maintenant, dans certains moments d’abattement sans cause, de terreur sans péril, lui semblait faire entendre une voix qui lui criait au fond de l’âme : Je suis cependant…

Dans la première effervescence des passions, la loi qu’il avait tout au moins entendu annoncer au nom de cet être souverain ne lui avait paru qu’odieuse ; maintenant, lorsqu’à l’improviste elle revenait à son esprit, son esprit, malgré lui, la concevait comme une chose à quoi s’attache un accomplissement. Mais, loin de s’ouvrir à personne sur cette inquiétude dont il était nouvellement agité, il la couvrait d’un voile impénétrable, il la dissimulait sous les apparences d’une plus sombre férocité ; et, par ce moyen, il cherchait aussi à se la cacher à lui-même, à l’étouffer dans son cœur.

Jaloux de ces temps, puisqu’il ne pouvait ni les anéantir ni les oublier, de ces temps où il commettait le crime sans remords, sans autre pensée que celle du succès, il faisait tous ses efforts pour en obtenir le retour, pour retenir ou ressaisir son ancienne volonté si prompte, si haute, si imperturbable, pour se convaincre lui-même que rien en lui n’était changé.

Ainsi, dans cette circonstance, il avait aussitôt engagé sa parole envers don Rodrigo, pour se garantir de toute hésitation. Mais à peine l’eut-il vu partir que, sentant diminuer cette fermeté qu’il s’était commandée pour promettre, se sentant peu à peu venir à l’esprit des pensées qui apportaient avec elles la tentation de ne point tenir cette parole et l’eussent amené peut-être à jouer un rôle fâcheux vis-à-vis d’un ami, d’un complice au second rang, il voulut faire finir à l’instant ce combat trop pénible. Il appela le Nibbio[1], l’un des plus adroits et des plus hardis parmi les ministres de ses énormités, et qui était celui dont il avait coutume de se servir pour sa correspondance avec Egidio ; il l’appela, et d’un air résolu lui ordonna de monter sur-le-champ à cheval, d’aller droit à

  1. Le milan, oiseau de proie.