une pauvre créature qui ne vous ai fait aucun mal. Celui que vous m’avez fait, vous autres, je vous le pardonne du fond du cœur ; et je prierai Dieu pour vous. Si vous avez une fille, une femme, une mère, pensez à ce qu’elles souffriraient dans l’état où je me trouve. Souvenez-vous que nous devons tous mourir, et qu’un jour vous désirerez que Dieu vous fasse miséricorde. Laissez-moi aller, laissez-moi ici : le bon Dieu me fera trouver mon chemin.
— Nous ne pouvons pas.
— Vous ne pouvez pas ? Oh ! Seigneur ! Pourquoi ne pouvez-vous pas ? Où voulez-vous me mener ? Pourquoi ?
— Nous ne pouvons pas ; c’est inutile : n’ayez pas peur ; nous ne voulons pas vous faire de mal : tenez-vous tranquille, et personne ne vous touchera. »
Toujours plus désolée, toujours plus effrayée en voyant que ses paroles ne produisaient nul effet, Lucia tourna sa pensée vers celui qui tient dans sa main le cœur des hommes et qui n’a qu’à vouloir pour toucher les plus insensibles. Elle se serra le plus qu’elle put dans le coin de la voiture, croisa ses bras sur sa poitrine, et pendant quelques minutes pria mentalement. Puis, tirant de sa poche son chapelet, elle se mit à dire le rosaire avec plus de foi et de ferveur qu’elle ne l’avait fait de sa vie. De temps en temps, espérant avoir obtenu la miséricorde qu’elle implorait, elle en revenait à prier ces hommes, mais toujours sans fruit. Puis elle perdait de nouveau l’usage de ses sens ; puis elle les recouvrait, pour revivre à de nouvelles angoisses. Mais le cœur nous manque pour les décrire plus longuement. Une douloureuse pitié nous presse d’arriver au terme de ce voyage qui dura plus de quatre heures, et après lequel nous aurons à passer d’autres heures bien cruelles encore. Transportons-nous au château où l’infortunée était attendue.
Elle était attendue par l’Innomé dont l’inquiétude, l’agitation en ce moment était chez lui tout insolite. Chose étrange ! Cet homme qui avait de sang-froid disposé de tant de vies, qui dans un si grand nombre de ses actions n’avait compté pour rien les douleurs qu’il faisait souffrir, si ce n’est quelquefois pour y savourer une féroce volupté de vengeance, cet homme aujourd’hui, lorsqu’il ne s’agissait que d’une personne inconnue de lui, d’une pauvre et obscure villageoise, éprouvait, à s’emparer d’elle, une sorte de répugnance, je dirais presque de frayeur. D’une fenêtre élevée de son château, il regardait depuis quelque temps vers un débouché de la vallée ; et voilà la voiture qui paraît et s’avance lentement. Car la première partie du voyage faite d’une manière si rapide avait amorti l’ardeur des chevaux et dompté leurs forces. Bien que, du point d’où il la voyait, cette voiture ne parût guère que comme un de ces petits carrosses que l’on donne pour jouets aux enfants, il la reconnut à l’instant même et sentit son cœur battre plus fort.
« Y sera-t-elle ? pensa-t-il aussitôt ; et il ajouta, toujours en lui-même : Que d’ennuis cette créature me cause ! Délivrons-nous-en. »
Et il se disposait à dépêcher sur-le-champ l’un de ses bandits au-devant de la voiture pour ordonner au Nibbio de tourner bride et de conduire cette personne au château de don Rodrigo. Mais un non impérieux, qui résonna dans son âme