« Je ne veux pas cette fille chez moi, pensait l’Innomé, pendant que l’autre parlait. J’ai fait une sottise en m’engageant : mais j’ai promis, j’ai promis. Quand elle sera loin… » Et levant la tête d’un air de commandement. « Maintenant, dit-il au Nibbio, mets de côté la compassion : monte à cheval, prends un compagnon, deux si tu veux, et cours à la demeure de ce don Rodrigo que tu sais. Dis-lui qu’il envoie tout de suite… mais tout de suite, parce qu’autrement… »
Comme si elle eût recouvré des forces par sa frayeur même, la trop malheureuse fille se mit subitement à genoux : et joignant ses mains, comme elle eût fait devant une sainte image, elle leva les yeux vers le visage de l’Innomé, les rebaissa aussitôt, et dit : « Me voilà : tuez-moi.
— Je vous ai dit que je ne veux pas vous faire de mal, répondit d’une voix adoucie l’Innomé, en fixant ses regards sur cette figure altérée par l’épouvante et le chagrin.
— Courage, courage, disait la vieille : il vous le dit lui-même, qu’il ne veut pas vous faire de mal.
— Et pourquoi, reprit Lucia, d’une voix où, à travers le tremblement de la crainte, se faisait sentir une certaine assurance d’indignation désespérée, pourquoi me faites-vous souffrir les peines de l’enfer ? Que vous ai-je fait ?…
— Vous aurait-on maltraitée ? Parlez.
— Oh ! maltraitée ! on m’a prise, par trahison, par force ! Pourquoi ? Pourquoi m’a-t-on prise ? Pourquoi suis-je ici ? Où suis-je ? Je suis une pauvre fille : que vous ai-je fait ? Au nom de Dieu…
— Dieu, Dieu, interrompit l’Innomé, toujours Dieu. Ceux qui ne peuvent se défendre par eux-mêmes, qui n’ont pas la force pour eux, ont toujours ce Dieu à mettre en avant, comme s’ils lui avaient parlé. Que prétendez-vous par ce mot-là ? Me faire ?… et il n’acheva pas la phrase.
— Oh ! monsieur ! prétendre ! À quoi puis-je prétendre, moi faible créature que je suis, sinon à ce que vous usiez pour moi de miséricorde ? Dieu pardonne tant de choses pour une œuvre de miséricorde ! Laissez-moi aller : de grâce, laissez-moi aller ! On ne gagne rien, quand on doit un jour mourir, à faire tant souffrir une pauvre fille. Oh ! vous qui pouvez commander, dites qu’on me laisse aller ! On m’a portée ici par force. Envoyez-moi avec cette femme à ***, où est ma mère. Oh ! Très-sainte Vierge ! ma mère ! ma mère, par charité, ma mère ! Peut-être n’est-elle pas loin d’ici… j’ai vu mes montagnes ! Pourquoi me faites-vous souffrir ? Faites-moi conduire dans une église, je prierai pour vous toute ma vie. Que vous en coûte-t-il de dire un mot ? Oh ! je vous vois touché de compassion : dites un mot, dites-le. Dieu pardonne tant de choses pour une œuvre de miséricorde !
— Oh ! que n’est-elle la fille d’un de ces misérables qui m’ont banni ! pensai l’Innomé : d’un de ces lâches qui voudraient me voir mort ! Je jouirais maintenant de ses lamentations : et au contraire…
— Ne repoussez pas une bonne inspiration ! poursuivait avec chaleur la pauvre Lucia, ranimée par un certain air d’hésitation qu’elle voyait sur la figure et dans la contenance de son tyran. Si vous ne me faites cette grâce, Dieu me la