Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/342

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cord avec celui que paraît en avoir porté la postérité, lorsqu’elle a mis en oubli et les unes et les autres. Dans les règlements qu’il établit pour l’usage et la direction de la bibliothèque, on reconnaît des vues d’utilité permanente, non seulement heureuses en elles-mêmes, mais marquées, dans plusieurs parties, d’un caractère de sagesse et d’une couleur d’urbanité bien au-dessus des idées et des habitudes générales de l’époque. Il prescrivit au bibliothécaire d’entretenir des correspondances avec les hommes les plus instruits de l’Europe, pour être tenu par eux au courant de l’état des sciences, et avoir avis des meilleurs livres qui paraîtraient en tout genre, afin d’en faire l’acquisition ; il le chargea d’indiquer aux hommes d’études les ouvrages qu’ils ne connaîtraient point et qui pourraient leur être utiles ; il ordonna qu’à tous les lecteurs, nationaux ou étrangers, on donnât et toutes les commodités et le temps dont ils auraient besoin, pour se servir de ces ouvrages. Une semblable pensée doit maintenant paraître toute naturelle et s’identifiant avec la fondation d’une bibliothèque ; il n’en était pas de même alors : et dans une histoire de la bibliothèque Ambrosienne écrite (avec le goût et l’élégance du siècle) par un certain Pierpaolo Bosca qui en eut la direction après la mort de Frédéric, il est expressément noté, comme une chose singulière, que dans cet établissement fondé par un particulier et presque entièrement à ses frais, les livres étaient exposés à la vue du public, mis en mains de quiconque les demandait, et qu’on lui donnait de plus un siège pour s’asseoir, du papier, des plumes et de l’encre pour prendre des notes, selon qu’il le jugeait convenable ; tandis que dans d’autres bibliothèques publiques d’Italie et qui passaient pour dignes de renom, les livres n’étaient pas même visibles, renfermés qu’on les tenait dans des armoires d’où ils ne sortaient que par un acte gracieux des bibliothécaires, lorsque ceux-ci voulaient bien les montrer quelques instants : quant à procurer à ceux qui se présentaient le moyen d’étudier à leur aise, on n’en avait pas même l’idée ; de sorte qu’enrichir de telles bibliothèques, c’était soustraire les livres à l’usage du public ; c’était l’un de ces modes de culture, comme il y en avait et comme il y en a beaucoup encore, qui frappent de stérilité le champ où on les emploie.

Ne demandez point quels furent les effets de cette fondation de Borromée sur l’instruction publique : il serait facile de démontrer en deux phrases, à la manière ordinaire des démonstrations, qu’ils furent prodigieux ou qu’ils furent nuls. Chercher et développer jusqu’à un certain point ce qu’ils furent en réalité, serait un travail fatigant, de peu de fruit et hors de propos. Mais figurez-vous combien dut être généreux, éclairé, ami de ses semblables, désireux de l’amélioration de l’espèce humaine, persévérant enfin dans ce désir, l’homme qui conçut un tel dessein, le conçut sous cette forme, et l’exécuta, au milieu de l’épaisse ignorance qui régnait alors, de l’inertie des esprits, de leur antipathie pour toute application à des travaux d’étude ; et par conséquent au milieu de propos tels que ceux-ci : À quoi bon ? N’y avait-il autre chose à quoi penser ? La belle invention ! Il ne manquait plus que cela ; et autres clabauderies semblables, qui bien certainement auront été en plus grand nombre encore que les écus dépensés par lui dans cette entreprise, lesquels