Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/409

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toujours, et moyennant qu’il ne soit pas arrivé malheur à Renzo, j’avais, avec cet argent, trouvé remède à tout.

— Mais cet argent, répliqua Lucia, nous serait-il venu, sans cette nuit que j’ai passée ? C’est Dieu qui a voulu que tout allât de cette manière : que sa volonté soit faite. » Et ses paroles vinrent mourir dans ses pleurs.

À cet argument inattendu, Agnese resta plongée dans ses réflexions. Après quelques moments de silence, Lucia, retenant ses sanglots, reprit ainsi : « À présent que la chose est faite, il faut nous soumettre de bon cœur ; et vous, ma pauvre mère, vous pouvez m’aider, d’abord en priant le Seigneur pour votre pauvre fille, et puis… il faut bien que ce pauvre jeune homme le sache. Prenez-en le soin ; faites encore cela pour moi ; car vous pouvez y penser, vous. Quand vous saurez où il est, faites-lui écrire, trouvez un homme… Tout juste votre cousin Alessio, qui est un homme prudent et charitable, qui nous a toujours voulu du bien, et qui ne jasera pas : faites-lui écrire par Alessio la chose comme elle est, le lieu où je me suis trouvée, tout ce que j’ai souffert, et que Dieu l’a voulu ainsi ; qu’il mette son cœur en paix, et que je ne puis plus à jamais appartenir à aucun homme ; le tout avec bonne manière pour lui faire comprendre la chose, pour expliquer que j’ai promis, que j’ai véritablement fait un vœu. Quand il saura que j’ai promis à la sainte Vierge… Il a toujours été religieux. Et vous, la première fois que vous aurez de ses nouvelles, faites-moi écrire, faites-moi savoir qu’il se porte bien ; et puis… ne me faites plus rien savoir. »

Agnese, profondément attendrie, assura sa fille que tout serait fait selon son désir.

« Je voudrais vous dire encore une chose, reprit celle-ci. Si ce pauvre jeune homme n’avait eu le malheur de penser à moi, il ne lui serait pas arrivé ce qui est arrivé. Il est errant par le monde ; on a détruit le bien-être vers lequel il était en bon chemin ; on lui a pris ce qu’il possédait, les économies qu’il avait faites, le malheureux, vous savez pourquoi… Et nous, nous avons tout cet argent. Oh ! ma mère, puisque Dieu nous a envoyé tant de bien, et qu’il est bien vrai que vous regardiez ce pauvre jeune homme comme vôtre… Oui, comme un fils ; oh ! partagez avec lui ; car sûrement l’aide de la Providence ne nous manquera pas. Cherchez une occasion sûre, et envoyez-lui la somme ; car Dieu sait combien il peut en avoir besoin.

— Eh bien, vois-tu ? c’est une chose que je ferai, ça, répondit Agnese ; je le ferai sûrement. Pauvre garçon ! Pourquoi penses-tu donc que je fusse si aise d’avoir cet argent ?… Ah !… j’étais venue ici toute contente. Enfin je lui enverrai sa moitié, pauvre Renzo ! Mais lui aussi… Je sais ce que je dis ; il est sûr que l’argent fait toujours plaisir à qui en a besoin ; mais ce ne sera pas cet argent-ci qui le fera engraisser. »

Lucia remercia sa mère de cette prompte et généreuse condescendance à sa prière, et ce fut avec une vivacité de gratitude, avec une chaleur de sentiment qui, pour peu qu’on l’eût observée, aurait fait juger qu’elle s’associait encore aux intérêts de Renzo plus peut-être qu’elle ne le croyait elle-même.