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Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/420

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mais par la connaissance qu’elle avait du caractère de celui que l’on accusait et de la conduite qu’il avait toujours tenue dès son plus jeune âge. Elle le défendait ou se proposait de le défendre par simple devoir de charité, par amour du vrai, et, pour employer le terme par lequel elle s’expliquait à elle-même sa pensée, comme son prochain. Mais dona Prassède puisait dans ces apologies de nouveaux arguments pour convaincre Lucia que son cœur était encore éperdûment épris de cet homme ; et, en vérité, dans ces moments-là, je ne saurais trop dire ce qui en était. L’indigne portrait que la vieille dame faisait du malheureux fugitif réveillait, par opposition, dans l’esprit de la jeune fille, et d’une manière plus vive et plus claire que jamais, l’idée qu’elle s’était formée de lui par une si longue habitude de le voir et de le juger ; les souvenirs qu’elle étouffait avec tant de peine revenaient en foule l’assaillir ; le mépris et l’aversion prodigués à celui qui fut son fiancé rappelaient à sa pensée tous les motifs qu’elle avait eus depuis si longtemps de l’estimer, tous ceux qui avaient déterminé pour lui sa sympathie ; une haine aveugle et violente la portait plus encore à la pitié ; et parmi ces divers sentiments, qui pourrait dire jusqu’à quel point trouvait place peut-être celui qui s’introduit si facilement à leur suite dans les âmes, et qui se loge d’autant plus volontiers dans celles d’où l’on veut le chasser par force ? Quoi qu’il en pût être sur cette question, l’entretien, du côté de Lucia, ne pouvait jamais se prolonger beaucoup ; car ses paroles venaient bientôt expirer dans ses pleurs.

Si dona Prassède avait été portée à la traiter ainsi par quelque haine ancienne dont elle eût été animée contre elle, peut-être ces larmes l’auraient-elles vaincue et engagée au silence ; mais, croyant ne parler que pour le bien, elle insistait sans se laisser détourner de son but ; de même que des gémissements et des cris de supplication peuvent bien quelquefois arrêter l’arme d’un ennemi, mais non le fer de l’homme de l’art qui ne veut que guérir en faisant éprouver des souffrances. Après avoir cependant bien rempli pour une fois son devoir selon l’idée qu’elle s’en était faite, elle passait de la rudesse des mercuriales aux exhortations, aux conseils, entremêlés même de quelques éloges, pour tempérer ainsi l’aigre par la douceur, et mieux opérer l’effet qu’elle avait en vue, en employant tous les moyens sur l’âme dont elle voulait la cure. Sans doute, de ces débats, dont le commencement, le milieu et la fin étaient toujours à peu près les mêmes, il ne restait pas à la bonne Lucia ce qui se pourrait proprement appeler du ressentiment contre son acerbe et opiniâtre sermonneuse, qui du reste en toute autre chose la traitait avec beaucoup de douceur, et sur ce point même ne se montrait sévère que dans une bonne intention ; mais, ce qui lui en restait, c’était à chaque fois un renouvellement, un réveil de pensées et de sentiments par l’effet duquel il lui fallait ensuite bien du temps et de la peine pour revenir à ce calme tel quel où elle pouvait être avant que le sermon commençât.

Heureusement elle n’était pas la seule à qui dona Prassède eût à faire du bien ; de sorte que les gronderies ne pouvaient pas être aussi fréquentes que si les pensées de la dame eussent été moins partagées. En outre de ses autres