Aller au contenu

Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/450

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

une porte de derrière qui donnait sur la petite place. Perpetua referma, plutôt pour la forme que pour la foi qu’elle pouvait avoir en cette serrure et cette porte, et elle mit la clef dans sa poche. Don Abbondio jeta, en passant, un coup d’œil sur l’église, et dit entre ses dents : « C’est au peuple à la garder, puisque c’est à lui qu’elle sert. S’ils ont un peu d’affection pour leur église, ils y penseront ; s’ils n’en ont pas, tant pis pour eux. »

Ils prirent leur chemin à travers champs, en silence, chacun avec ses pensées, et regardant de côté et d’autre, don Abbondio surtout, si nulle figure suspecte ne se montrait, s’il ne se présentait rien d’extraordinaire. On ne rencontrait personne, les habitants étaient tous, ou dans leur maison, à la garder, à faire leurs paquets, à travailler à leurs cachettes, ou sur les chemins qui menaient directement aux montagnes.

Après avoir soupiré bien des fois et puis laissé échapper quelques interjections, don Abbondio commença à murmurer d’une manière plus suivie. Il s’en prenait au duc de Nevers qui aurait pu rester en France à se donner du bon temps, à faire le prince tout à son gré, et qui voulait être duc de Mantoue en dépit de tout le monde ; à l’empereur qui aurait dû avoir du bon sens pour les autres, laisser courir l’eau, ne pas être si pointilleux, puisqu’après tout, que Pierre ou Jacques fût duc de Mantoue, ce serait toujours lui qui serait l’empereur. Il en voulait surtout au gouverneur, dont le devoir eût été de tout faire pour éloigner du pays des fléaux désastreux, et qui au contraire était le premier à les lui attirer, le tout pour le plaisir de faire la guerre. « Il faudrait, disait-il, que ces messieurs fussent ici pour voir, pour éprouver par eux-mêmes comme il est grand, ce plaisir-là. Ils auront un jour un beau compte à rendre ! Mais, en attendant, c’est celui qui n’y peut mais qui en pâtit.

— Laissez donc un peu tous ces gens ; ce ne seront pas eux qui nous viendront en aide, disait Perpetua. Ce sont là, je vous en demande bien pardon, de vos jaseries qui ne mènent à rien. Ce qui plutôt me fait de la peine…

— Qu’est-ce que c’est ? »

Perpetua qui, pendant ce bout de chemin, avait pensé plus à loisir à ses cachettes pratiquées avec tant de précipitation, commença à se plaindre d’avoir oublié telle chose, d’avoir mal arrangé telle autre, d’avoir laissé dans un endroit une trace qui pouvait guider les voleurs, d’avoir dans un autre endroit…

« Bien ! dit don Abbondio, assez rassuré maintenant sur sa vie pour pouvoir prendre souci de ses petites propriétés ; bien ! C’est ainsi que vous avez fait ? Où donc aviez-vous la tête ?

— Comment ! s’écria Perpetua en s’arrêtant tout court un moment et se mettant les poings sur les hanches autant que la hotte pouvait le lui permettre ; comment ! Vous viendrez maintenant me faire de semblables reproches, lorsque c’est vous qui me la faisiez perdre la tête, au lieu de m’aider et de me donner courage ! J’ai peut-être plus pensé aux choses de la maison qu’aux miennes propres ; je n’ai eu personne qui me donnât un coup de main ; il m’a fallu faire Marthe et Madeleine tout ensemble ; si quelque chose ensuite vient à péricliter, je ne sais qu’y faire ; j’ai fait plus que mon devoir… »