Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/465

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en outre quelques tables servies régulièrement chaque jour pour ceux que le maître y avait expressément invités, et nos gens étaient du nombre.

Agnese et Perpetua, pour ne pas manger sans le gagner le pain qui leur était offert, avaient voulu être employées dans le service qu’exigeait une hospitalité si grandement exercée, et c’est à quoi elles passaient une grande partie du jour, donnant le reste à des causeries avec de nouvelles amies qu’elles s’étaient faites, et avec le pauvre don Abbondio. Celui-ci n’avait rien à faire, mais ne s’ennuyait pourtant pas ; la peur lui tenait compagnie. La peur d’un assaut proprement dit lui était, je crois, passée, ou s’il lui en restait, c’était celle qui le tourmentait le moins, parce que, pour peu qu’il y pensât, il devait voir combien elle était peu fondée. Mais l’image du pays circonvoisin inondé, d’un côté comme de l’autre, d’une brutale soldatesque, les armes et les hommes armés qu’il voyait sans cesse en mouvement, un château et un tel château, l’idée de tant de choses qui, en de semblables circonstances, pouvaient arriver à chaque instant, tout le tenait sous l’empire d’une frayeur vague, générale, continue ; sans parler de l’inquiétude qu’il éprouvait en songeant à sa pauvre maison. Pendant tout le temps qu’il demeura dans cet asile, il ne s’en écarta jamais à une portée de fusil et ne mit jamais le pied sur la descente. Son unique promenade consistait à paraître sur l’esplanade et à parcourir, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, tout le pourtour du château, pour regarder au-dessous de lui, parmi les rochers et les ravins, s’il n’y aurait pas quelque passage un peu praticable, quelque peu de sentier par où l’on pût aller chercher une cachette en cas d’alerte. Il faisait à tous ses compagnons d’asile de grands saluts, de grandes révérences, mais ne frayait qu’avec un très-petit nombre d’entre eux. Ses entretiens les plus fréquents étaient, comme nous l’avons dit, avec les deux femmes ; c’était auprès d’elles qu’il allait épancher sa peine, au risque d’être rabroué par Perpetua, et qu’Agnese elle-même lui fît honte de ses terreurs. À table, où du reste il passait peu de temps et parlait fort peu, il écoutait ce qui se disait de la terrible marche militaire dont on avait journellement des nouvelles, soit par la voix publique qui les apportait de village en village et de bouche en bouche, soit par quelque nouvel arrivant qui, décidé d’abord à ne pas quitter sa maison, avait pourtant fini par fuir comme tant d’autres, sans avoir pu rien sauver de son bien, et plus ou moins maltraité dans sa personne ; et chaque jour c’était quelque nouvelle histoire d’alarmes et de malheurs. Quelques-uns des réfugiés, nouvellistes de profession, recueillaient soigneusement tous les bruits, passaient au crible toutes les relations, et portaient ensuite aux autres le fruit de leur analyse.

On disputait pour savoir quels étaient les régiments les plus enragés, lesquels, des cavaliers ou des fantassins, étaient pires. On répétait le mieux qu’on pouvait certains noms de condottieri ; on racontait les entreprises antérieures de quelques-uns d’entre eux ; on précisait les stations et les marches de chaque corps. Aujourd’hui tel régiment devait venir occuper tels endroits, demain il irait tomber sur tels autres, où en attendant tel autre régiment faisait mille horreurs. On cherchait surtout à être informé et l’on tenait compte des corps