Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/481

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Certes, une semblable dictature était un étrange expédient ; étrange comme la calamité qui sévissait, comme l’époque qui en était affligée ; et alors même que nous ne saurions d’ailleurs à quoi nous en tenir, il suffisait, pour juger, pour caractériser une société bien grossière encore et mal ordonnée, de voir ceux à qui appartenait une aussi importante direction, ne plus savoir en faire autre chose que de la céder, et ne trouver, pour la leur céder, que des hommes pleinement étrangers, par leur institut, à ce qui constituait un semblable office. Mais en même temps on rencontre un exemple bien remarquable de la force et des moyens que la charité peut donner en tout temps et sous quelque ordre de choses que ce soit, on le rencontre dans ces hommes qui, en prenant une telle charge, l’ont si dignement soutenue. Il est beau de les voir l’accepter, sans autre raison que l’absence de tous autres qui en voulussent, sans autre but que de servir leurs semblables, sans autre espérance en ce monde que celle d’une mort beaucoup plus digne d’envie qu’elle n’était enviée ; il est beau qu’on la leur ait offerte, par cela seul qu’elle était difficile et périlleuse, et que l’on supposait que l’énergie et le sang-froid, si nécessaire et si rare en de tels moments, devaient se trouver en eux. Et c’est pourquoi l’œuvre et le cœur de ces religieux méritent que la mémoire en soit rappelée, avec admiration, avec attendrissement, avec cette espèce de gratitude qui est due, comme solidairement, pour les grands services rendus par des hommes à d’autres hommes, et d’autant mieux due à ceux qui ne se la proposent pas pour récompense. « Si ces pères ne s’étaient trouvés là, dit Tadino, sans aucun doute la ville entière était anéantie ; car ce fut quelque chose de miraculeux que tout ce qu’ils firent en si peu de temps pour le bien public, en parvenant, sans presque aucune aide de la part de la ville, mais seulement par leur habileté et leur prudence, à entretenir et gouverner dans le lazaret tant de milliers de pauvres. » Le nombre de personnes reçues dans ce lieu, durant les sept mois que le père Félix en eut le gouvernement, fut d’environ cinquante mille, selon Ripamonti ; lequel dit avec raison qu’il aurait dû également parler d’un tel homme, si, au lieu de décrire les malheurs d’une ville, il avait eu à raconter ce qui peut lui faire honneur.

L’obstination du public à nier qu’il y eût peste allait, comme c’était naturel, s’affaiblissant et se corrigeant, à mesure que la maladie s’étendait, et qu’on la voyait s’étendre par les communications et le contact. L’on fut d’autant plus porté à se laisser convaincre, lorsque, ne s’arrêtant plus aux classes inférieures, comme elle avait fait pendant quelque temps, elle commença à frapper des personnes connues. Dans le nombre on remarqua surtout, et nous devons citer nous-même d’une manière particulière, l’archiâtre Louis Settala. Aura-t-on au moins fini par reconnaître que le pauvre vieillard avait raison ? Qui le sait ? Toujours est-il que la peste l’atteignit, lui, sa femme, ses deux fils, et sept personnes de service. Il en réchappa, ainsi que l’un de ses fils ; tous les autres moururent.

« Des événements semblables, dit Taddino, arrivés dans des maisons nobles de la ville, disposèrent la noblesse, le peuple et les médecins incrédules à