Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/499

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maisons en maîtres, en ennemis ; et sans parler des larcins qu’ils y commettaient, du traitement qu’ils faisaient subir aux malheureux que la peste obligeait à passer par de telles mains, ils les portaient, ces mains infectées et criminelles, sur les personnes que la peste n’avait point atteintes, sur les enfants, sur leurs parents, sur les femmes, sur leurs maris, menaçant de les traîner au lazaret s’ils ne se rachetaient ou n’étaient rachetés à prix d’argent. D’autres fois ils faisaient payer leur service, refusant d’enlever les cadavres déjà en putréfaction, si on ne leur donnait en écus sonnants telle somme qu’ils fixaient eux-mêmes. On dit (et entre la légèreté des uns et la méchanceté des autres, il est également hasardeux de le croire et ne pas le croire), on dit, et Taddino lui-même l’affirme[1] que des monatti et des apparitori laissaient à dessein tomber des chariots des objets infectés pour propager et faire durer la peste, devenue pour eux un revenu, un domaine, un sujet de réjouissance. D’autres misérables, se donnant pour des monatti, portant une sonnette attachée au pied, ainsi qu’il était prescrit à ceux-ci de l’avoir, tant comme signe distinctif que pour avertir de leur approche, s’introduisaient dans les maisons et y commettaient toutes sortes d’excès. Dans quelques-unes, qui se trouvaient ouvertes et sans habitants, ou seulement habitées par quelque malade, quelque moribond, des voleurs entraient, sans rien craindre, pour y ramasser du butin ; d’autres étaient envahies par des sbires qui en faisaient de même, ou pis encore. Avec la perversité et dans la même proportion s’accrut la démence ; toutes les erreurs, déjà plus ou moins dominantes, acquirent, par la stupeur et l’agitation des esprits, une force extraordinaire, produisirent des effets plus rapides et plus étendus ; et toutes servirent à renforcer et grandir cette peur distincte et au-dessus de toutes les autres, cette peur des onctions qui, dans les actes dont elle était la source et les satisfactions qu’elle se donnait, était souvent, comme nous l’avons vu, un autre genre de perversité. L’image de ce prétendu danger assiégeait et tourmentait les âmes bien plus que le danger effectif et actuel. « Et tandis, dit Ripamonti, que les cadavres épars ou des tas de cadavres, toujours devant les yeux, toujours sous les pas des vivants, faisaient de toute la ville comme un seul et vaste tombeau, c’était quelque chose de plus triste encore, c’était une calamité plus hideuse que cette défiance ennemie où l’on était à l’égard les uns des autres, ce déchaînement de soupçons et ce qu’ils avaient de monstrueux… Ce n’était pas seulement de son voisin, de son ami, de son hôte que l’on prenait ombrage ; les noms mêmes les plus doux, les liens d’amour parmi les hommes, ceux qui unissent l’époux et l’épouse, le père et son fils, le frère et son frère n’inspiraient plus que de la terreur, et, chose horrible à raconter, la table domestique, le lit nuptial étaient redoutés comme des lieux d’embûches où se cachait le poison. »

L’étendue que l’on prêtait au complot et son étrange caractère altéraient toutes les pensées d’où naît une mutuelle confiance. Dans le principe, on se bornait à croire que ces prétendus untori étaient mus par l’ambition et la cu-

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